mardi 22 octobre 2013

On ne nous dit pas tout, mais de plus en plus tôt

Chère cousine,

Déjà qu'on parle de chaque rentrée littéraire une fois le mois de mai venu, voici maintenant que les choses s'aggravent - ou s'améliorent, diront certains. On a donc appris qu'il y aurait un nouveau Tintin, mais ne me demande pas sous quelle forme, en 2052, pour une sombre (ou limpide, ou liquide, c'est selon) histoire de prolongation de droits d'auteurs qui représentent, il est vrai, une manne bienvenue pour les descendants d'Hergé. Mais ce sera quel jour, en 2052? le 1er avril? C'est un lundi, pas le meilleur moment de la semaine pour les offices en librairie - s'il y a encore des librairies le moment venu. Et Casterman sera-t-il toujours dans le groupe Madrigall (l'anagramme de Gallimard), ou bien celui-ci aura-t-il explosé entre-temps? Ou racheté par un fonds de pension?
Tu me diras, comme je me préparais à te le dire, qu'on s'en fout un peu. En 2052, nous aurons, toi et moi, largement dépassé l'âge des lecteurs auxquels s'adressait, à sa glorieuse époque, Le Journal de Tintin - de 7 à 77 ans. Et, là où nous seront à ce moment, nous aurons bien gagné le droit de ne plus nous occuper des livres nouveaux, passés, présents ou à venir.
L'avenir, d'ailleurs, est une matière si fragile que tous les futurologues se sont cassé la gueule dessus, à moins d'avoir proposé des prédictions assez obscures pour qu'on puisse, après coup, les superposer à ce qui est vraiment arrivé (et encore, si on ne nous a pas menti sur certains pans de l'Histoire). Nostradamus est un joli cas, dans le genre. Et je ne suis pas Nostradamus, malgré quelques pans discrets de mon existence grâce auxquels j'ai pu, plusieurs années durant, me faire passer pour un Nostradamus au petit pied. (Je ne te parle pas de la pointure de mes chaussures, là.)
De toute manière, ma myopie m'empêche de voir clairement de loin, je t'en donne la preuve. En 1988, j'étais allé en Champagne faire un tour sur le tournage d'un téléfilm qui s'intitulait, on ne s'était pas trop cassé la tête pour trouver quelque chose d'original, Champagne Charlie. J'y repensais ces jours-ci en apprenant la mort de Georges Descrières, car je me souvenais de l'avoir rencontré là-bas, et qu'il m'avait parlé bien davantage d'une pièce de Molière qu'il voulait monter avec des prisonniers que du travail qu'il était en train d'accomplir. Dans la distribution, un acteur jeune encore qui traînait là avec l'air de se demander ce qu'il y faisait. Certes, il avait reçu à Venise, l'année précédente, le prix du meilleur acteur au Festival international de Venise pour son rôle dans Maurice, de James Ivory. Mais pas un instant, en le voyant si absent, je n'ai pensé qu'il allait faire la carrière qui serait la sienne - et pas seulement au cinéma, aussi dans la presse à scandales, mais passons. Il s'appelait, il s'appelle toujours, Hugh Grant.
Donc, ne compte pas trop sur moi pour t'expliquer ce que sera devenu le personnage de Tintin en 2052.En revanche, je pourrais te dire un mot, ou même plusieurs, d'un livre qui sort, ou plus exactement ressort, chez Denoël le 9 janvier 2015, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?, de Georges Perec. Son deuxième roman, d'allure très libre, publié une première fois il y aura presque 50 ans, et qui commence ainsi:
C’était un mec, il s’appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça: Karawo? Karawasch? Karacouvé? Enfin bref, Karatruc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait quelque chose, qu’on n’oubliait pas facilement.

Ç’aurait pu être un abstrait arménien de l’École de Paris, un catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc.
Mais, pour l’heure, c’était bel et bien un militaire, deuxième classe dans un régiment du Train, à Vincennes, depuis quatorze mois.
Evidemment, avant d'en arriver à ces premières lignes, il faudra se farcir une préface de Richard Bohringer, puisque Georges Perec, semble-t-il, ne suffit plus à porter un livre sur son seul nom (Maurice Nadeau, l'éditeur original du roman, n'y aurait pas pensé). Et ça, vois-tu, c'est bien un signe de l'époque - la nôtre, pas 2052. Où cela risque d'être encore bien pire, si je devine bien ce que me montre le flou du siècle à venir.
Mais assez de scrongneugneuseries pour aujourd'hui.
Je t'embrasse,

ton cousin

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