Jamais la nouvelle, genre pourtant
universel, n’avait été couronnée en tant que telle par le Prix Nobel de
Littérature. C’est chose faite cette année pour l’une des favorites des agences
de paris, la Canadienne Alice Munro, née en 1931, « maître de la nouvelle »,
une quinzaine de livres à son actif.
Son premier recueil, La danse des ombres heureuses, est un
bon exemple de son talent singulier. Elle est la miniaturiste de moments
oubliés dont elle rafraîchit les couleurs pour les projeter dans le présent.
Dans Le matériau, il est question d’un écrivain, histoire de liquider la
question d’un sujet rebattu et, ici, détourné avec une sourde violence. L’écrivain,
Hugo (pas Victor, non), ne raconte pas sa vie. Son ex-épouse prend le récit en
charge, longtemps après leur séparation, parce que son mari actuel est tombé,
dans une librairie, sur un ouvrage contenant une nouvelle d’Hugo. Comme ils
vivent avec Clea, la fille de celui-ci (l’histoire conjugale d’Hugo est assez
tourmentée, il a par ailleurs six autres enfants), cela paraît une bonne idée d’acheter
le livre à l’intention de Clea. Qui ne lira pas ces pages, peu importe. En
revanche, l’ex-épouse a une bouffée de souvenirs, plutôt de mauvais souvenirs
malgré de bons moments passés ensemble. Elle se rappelle où ils logeaient,
comment Hugo trouvait bons tous les prétextes pour être empêché d’écrire. Au
fond d’elle-même, elle pensait qu’il n’avait pas l’étoffe d’un écrivain. Un
jour, c’était une pompe qui faisait du bruit dans la cave, indispensable à la
préserver des inondations. Dotty, la fille de la propriétaire, qui vivait au
sous-sol, fut quand même inondée quand Hugo, excédé par le bruit, arrêta la
pompe un soir. Dotty était un sacré personnage, attachante malgré le surnom que
lui avait donné le couple : la catin-en-résidence. Et voilà Dotty dans la
nouvelle d’Hugo, extraite de la vie, mise en lumière, suspendue dans la
merveilleuse gelée transparente que Hugo a appris à confectionner tout au long
de son existence. C’est de la magie, on ne peut le nier.
Cette magie-là, Alice
Munro la renouvelle dans chaque récit, avec des moments d’une rare limpidité
qui mériteraient d’être enfilés comme les perles d’un collier miraculeux, qu’on
se garderait sous la main pour les difficultés de la vie. On y lirait cette
longue phrase, dans un seul souffle : « Comme
les enfants dans les contes de fées qui ont vu leurs parents conclure des
pactes avec des inconnus terrifiants, qui ont découvert que nos craintes ne
sont fondées sur rien d’autre que la vérité, mais qui reviennent indemnes,
rescapés miraculeusement, prennent leurs couteaux et leurs fourchettes avec
humilité et bonnes manières, prêts à vivre heureux pour toujours, comme eux, abasourdie,
forte de la puissance des secrets détenus, je n’ai pas soufflé mot. Et d’un
coup on se sentirait mieux. »
Bien sûr, on y perdrait
une des qualités majeures du recueil, où il faut arriver à cela dans la suite
des images et des sensations, chaque fois nouvelles.
On y perdrait aussi, avec
moins de regrets peut-être, la face plus sombre d’un livre où tout n’est pas
éclairé de la même manière. Car seul le contraste permet de mettre en valeur
les instants privilégiés. Et saurions-nous que nous sommes heureux si nous n’avions
connu le malheur ?
Ainsi, la nouvelle qui
donne son titre au recueil est la description d’une fête particulièrement
déprimante. Miss Marsalles donne des leçons de piano depuis des temps
immémoriaux, maintenant aux filles de celles qu’elle a déjà eues pour élèves
autrefois. Et, en juin, le récital des élèves, dans une maison qui sent la
décrépitude d’une vie, est une épreuve pour tout le monde. L’atmosphère s’alourdit
encore quand, alors que la narratrice, la plus âgée des filles présentes, joue
un morceau, arrivent dans son dos huit ou dix enfants handicapés, pour faire
nombre en désespoir de cause dans un cours passé de mode. Bref, la journée est
catastrophique, les sandwichs sont racornis, le punch éventé. Pourtant, tout
cela trouve peut-être son sens grâce à la dernière pièce jouée au piano. Elle s’appelle,
elle aussi, « La danse des ombres heureuses ». Et tout à coup l’air
est plus respirable à tel point que la fille et sa mère, après leur départ, se
demandent : « Comment se fait-il que
nous soyons incapables de dire comme nous l’avions prévu : Pauvre Miss
Marsalles ? »
Le bonheur se nichait,
dans cette maison comme dans le recueil d’Alice Munro, aux endroits les plus
improbables.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire