J'ai, au fond, trop peu lu Pierre Jourde. Je l'ai surtout découvert tardivement, alors qu'il publiait depuis dix-sept ans déjà, avec La cantatrice avariée, en 2008. Je suis tombé sous le charme, puisque j'écrivais à propos de ce roman: "Plus que le fil d’un récit qui s’égare souvent sur des chemins de traverse, c’est d’ailleurs la langue qui retient l’attention dans ce roman. On la goûte comme un grand cru aux riches saveurs, qui parlerait à nos sens d’émotions oubliées en mêlant des arômes anciens avec des sonorités nouvelles. Une belle expérience sur un territoire littéraire que Pierre Jourde invente et s’approprie."
Deux ans plus tard, je profitais d'une réédition au format de poche pour apprendre avec lui Le Tibet sans peine. Il m'avait semblé encore meilleur: "Conquérant dérisoire d’un Tibet mythique qui doit beaucoup à Tintin, il se décrit en touriste. Avec les défauts récurrents de celui-ci. Avec aussi des qualités plus rares, grâce auxquelles il partage des paysages grandioses et des émotions authentiques. Petit face à la montagne, l’homme se place à sa hauteur quand il reste modeste."
L'an dernier, Le Maréchal absolu, roman-monstre, a achevé de me convaincre: "Des histoires qui s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes, au fil de discours qui tiennent parfois du radotage (et du tour de force stylistique), au fil d’événements sanglants. La torture et la pendaison à un croc de boucher sont des divertissements communs dans un pays dont Pierre Jourde fait le symbole de tous les excès. Avec une écriture qui ne se relâche pas un instant, pas davantage que notre intérêt à suivre les méandres d’une politique aléatoire."
Pierre Jourde est un écrivain qui compte, et avec lequel il faut compter. Je peux donc remercier aujourd'hui le jury du Prix Jean Giono d'avoir précipité ma lecture de La première pierre - le roman était, bien sûr, dans mon programme, mais mon programme est chargé. J'ai donc laissé Philippe Djian de côté (provisoirement) pour affronter une lapidation.
L'affaire, car c'en est une, suit la publication de Pays perdu, en 2003. Quand il revient au village dont il parlait dans ce livre, Pierre Jourde, sa femme et ses trois enfants se trouvent face à une colère de quelques habitants qui dégénère très vite en violence, au bord d'un lynchage qui aurait peut-être eu les pires conséquences si les choses s'étaient un peu moins bien passées. On en peut pas dire qu'elles se sont bien passées, évidemment...
Parlant de lui à la deuxième personne, l'écrivain revient sur l'affrontement qu'une partie de la presse a présenté comme une rébellion de ses personnages contre celui qui s'était emparé d'eux. Contre leur gré. En les dénigrant, les diffamant, pensent-ils - ils citeront comme preuves des citations du livre devant le tribunal, je vois mal ce qu'il y a de répréhensible là-dedans, à moins de considérer, comme le fera un journaliste, que le noir est une couleur négative. Ou de comprendre que Pierre Jourde a parlé d'un "pays de merde" alors qu'il décrivait "le pays de la merde" (celle des vaches, pour l'essentiel) avec une affection certaine pour les souvenirs que ces déjections lui avaient laissé.
Dans La première pierre, il raconte ce qui s'est passé, ou du moins comment il a vécu ce qui s'est passé, les mots, la castagne, la peur, les jets de pierres, la fuite, puis les plaintes réciproques et la justice. Il cherche surtout à comprendre où a pu se nicher le malentendu qui a débouché sur ces événements. Comment la complexité de la littérature, si complexe soit-elle, échoue parfois à faire sentir ce qu'elle s'efforce de restituer. Et pourquoi des réactions aussi violentes. Il est peut-être, probablement, proche de la vérité quand il explique qu'il a livré un secret sans importance pour lui, mais pas pour les autres.
Mais ce langage de la complexité est toujours menacé par la sécheresse, la complaisance, le narcissisme ou le pittoresque, ce pittoresque que tu voulais à tout prix éviter en écrivant le livre. Il a besoin de se replonger dans la source de silence et d’obscurité, où les choses n’ont pas encore pris leurs formes, où l’être n’est pas encore l’être, et tient repliés contre lui le passé et l’avenir, dans la quiétude de ce qui n’est pas. Le secret est ce vide intérieur où le dire trouve son énergie. Le langage littéraire, dans l’idéal, pourrait être celui qui, dans la révélation, préserve l’obscurité du secret. Ramène Eurydice au jour avec toute l’épaisseur de l’obscurité dont il la tire.
Un livre - un livre! - a provoqué des vagues disproportionnées. Un autre livre tente non pas de les apaiser mais d'en fixer l'origine. Dans le travail sur la langue qui fait toute la singularité de l'oeuvre de Pierre Jourde. Il faut le lire plus que je ne l'ai fait jusqu'à présent.
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