vendredi 9 janvier 2015

14-18, Albert Londres et l'angoisse




De l’angoisse sur deux villes

[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes, 4 janvier.
Le petit garçon avait onze ans. Son métier de fortune était de crier les journaux. Ce matin il avait bien vendu. Arrêté sur le trottoir il comptait sa monnaie
— Trente-deux, trente-quatre, trente-cinq…
Une bombe tomba du ciel à ses pieds. Un des éclats lui enleva un morceau du crâne. Il croula. Ses sous roulèrent dans la rue.
Des passants coururent à lui ; marchant dans son sang, ils agirent pour le mieux. Une dame, geste de déchirante bonté, ramassa ses sous et vint les glisser dans la poche de l’enfant. L’enfant avait les yeux ouverts, il dit : Merci, et mourut à l’âge de la première communion.
Au-dessus de Dunkerque, quatre avions ennemis passaient. Le ciel était radieusement bleu. De même les plus beaux fronts portent souvent les pensées les plus noires.
L’un sur l’autre d’autres coups éclatent, le monde court. Encore d’autres coups. Où ? On court. La ville si vide dans tous les sens, les quatre avions tournent sur les toits. Un monsieur planté sur sa porte regardait le ciel à travers ses jumelles. Un coup lui arrache le bras. À chaque éclatement la tête guidée par l’oreille va aux quatre coins de la ville. Des petites filles pleurent très fort dans la rue. On les engouffre dans un couloir. Les balles de fusil rentrent dans l’air comme dans du feutre. C’est un bruit mat. Encore des coups. On ne les a pas dénombrés, l’esprit n’est pas au calcul. Ils semblent trois fois plus nombreux. Les bombes tombent. Des femmes entassées dans un café poussent des cris de femme. C’est un bombardement. Au coin un autre enfant est mort. Une mère pense au sien qui revient de l’école. Elle court sur le chemin, le vent dans les cheveux. Un homme est mort contre ce mur. Les avions tournent régulièrement. Les éclatements cessent. Les avions ne disparaissent pas. Midi
On ignore s’ils ont fini de lâcher leurs engins. Ils maintiennent leur danger sur les têtes. Ils savent que la veille la rafale disloqua dans les hangars les appareils qui leur donnaient la chasse. Ils ont au moins vingt-quatre heures de sécurité. Ils en prennent une au-dessus de Dunkerque.
Les forts tirent sur eux, les fumées blanchâtres du shrapnell s’épanouissent au-dessous de leurs ailes. Ils sont plus haut que la portée. Ils ne lancent plus rien. Ils ne sont plus le danger mais la menace et la menace agit de même sur les nerfs non préparés.
Les gens sont debout dans les maisons. Chaque esprit se pose sur celui de sa famille qui était dehors. On saura bientôt que vingt-deux ont été ramassés morts ou ramenés chez eux pour mourir. Dunkerque, qui était prête il y a deux mois au plus grand choc, se voit subitement devant une mesquine attaque. L’ébranlement passé elle se retrouve. Deux heures après il ne restait dans le cœur de la ville, outre les larmes pour les vingt-deux cercueils, que du sang-froid.
Cela ne fut qu’un coup rapide. Il est ici une autre ville qui saigne tous les jours par les veines de ses enfants. Depuis plusieurs mois qu’elle nous a accueilli, nous l’aurions vue, si les pierres pouvaient refléter l’angoisse, pâlir et se défaire. Nous allons raconter votre histoire, petite cité, frêle oiseau sur la branche. Furnes !
Nous y arrivons en octobre. La lune était dessus. Vingt phares d’auto aveuglaient les maisons. La place était à toutes les autres places que nous avions rencontrées jusqu’ici ce qu’un bébé frisé est à une grande personne.
On n’était pas encore certain que les Belges se fussent retournés à temps pour barrer l’Yser. On disait à voix haute que dans trois jours les Allemands rentreraient. Le patron de l’hôtel vendait ses cigares pour rien.
L’agitation régnait. Chaque silhouette nouvelle aperçue dans les rues était un homme dangereux. Les maires, les gendarmes vous sautaient sur l’épaule. En moins de deux heures il en vint sept nous secouer dans la soupente que nous avions trouvée chez un épicier flamand.
Pendant quatre jours des maisons se fermèrent. On annonçait l’ennemi. Il n’est plus qu’à dix kilomètres. La petite ville allait de l’espérance à l’acceptation. Elle ne vivait que d’attendre le matin ce qui se passerait jusqu’au soir et le soir ce qu’apporterait la nuit. Elle s’anémiait d’heure en heure quand elle reprit des couleurs. L’ennemi était bien arrêté sur l’Yser. Elle allait pouvoir respirer quelque temps. Le patron de l’hôtel regrettait d’avoir vendu ses cigares.
Il était bien arrêté sur l’Yser ! Elle s’habitua vite au bruit du canon, aux avions, aux bombes et aux fléchettes qu’ils lançaient en passant et lorsque de retour des routes de Nieuport, de Pervyse ou de Dixmude on traversait sa barrière de chemin de fer on retrouvait sa place déjà presque comme un havre.
Puis Furnes connut la gloire. C’est là qu’Albert venait quand défilaient ses soldats pour que chacun d’eux pût voir, résumée et magnifiée, la Patrie le regarder partir.
On y vit le président Poincaré fixer d’un œil direct le drapeau de la Belgique et George V d’Angleterre, immobile au pied du même bec de gaz, réfléchir.
Devant tant d’honneur qui lui montait au front, cette petite ville, véritable jouet pour touristes, oubliait ses périls.
Ce jour on déjeunait. La journée avait commencé pareille aux précédentes : bruits de canon, hommes en sang qui revenaient, hommes en force qui partaient. On déjeunait. Un premier obus jeta le tintamarre en plein centre. Chacun se leva de sa table. Et d’autres fracas, d’autres obus et des toits qui dégringolaient. On bombardait subitement. La ville est si menue que chaque coin eut sa part. Les gens dans la rue se dispersaient en criant tous à la fois. Ces cris se mêlaient aux masses tonnantes qui s’abattaient. Furnes s’était oubliée mais ne l’avait pas été. On pensait bien à la lier, ainsi que toute la Belgique dans le cercle d’horreur.
On ramassa les morts. On s’organisa pour mieux secourir les blessés le lendemain. Le lendemain on ne bombarda plus.
Les propriétaires des maisons décoiffées firent remonter les toits. Il y eut, sur les lattes, des ouvriers qui chantaient en posant les tuiles. On savait que la pièce qui avait tiré d’une ferme avait été, si l’on ose dire, ramenée par les oreilles dans le camp des alliés. On tenait sur toute la ligne. Les Allemands avaient affaire ailleurs. Au bout de deux ou trois jolies lunes sur les pignons dentelés de la place, Furnes, rassurée, essuyait ses larmes. Devant l’église, des enfants jouaient à avoir peur, l’un faisait l’obus, il criait : poum ! les autres faisaient les affolés et couraient aussitôt en piaillant.
Une après-midi, six obus sur la gare. En rentrant, le soir, on vient à nous, on nous dit d’un ton mal assis : « Six obus sur la gare ! » Le jour suivant il en avait huit, le surlendemain autant.
Les Allemands ont installé un canon sur un truc et le promènent, à l’intention de Fumes, sur la voie d’un vicinal.
Et tous les jours, depuis, c’est de six à douze obus – et de cinq à six morts. Les avions collaborent. Tous ceux qui partent sur Dunkerque emportent la « ration » de Furnes, ils la lui donnent à l’aller ou au retour. Il en vient aussi qui restent longtemps au-dessus, malgré les shrapnells qui montent et les mitrailleuses qui teurententent. Ceux-là ont une autre mission que de tuer. Ils ne lâchent rien. On comprend que derrière celui qui conduit, un officier précise des points. C’est de même à Dunkerque. Ils repèrent. Le canon ne peut pas y aller, ils pensent aux zeppelins.
Furnes n’est pas encore endommagée. Sauf la première fois, les autres bombardements n’ont guère pu dépasser la ligne de chemin de fer. Mais qu’ils s’y efforcent ! Hier un obus a gagné cinquante mètres sur les précédents. On sent qu’ils se dépensent en ingéniosité pour trouver le moyen de laisser derrière eux cette ruine de plus.
C’est dans cette atmosphère pleine de fièvre que vit maintenant la petite flamande. Elle est certaine aujourd’hui qu’ils la veulent. Elle les attend avec tous ses panaches : ses deux beffrois, la pointe de son église, le haut de ses pignons, comme M. de Flayolles avec son plumet.

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