Oui, il s’en écrit
encore, des romans à l’ancienne mode britannique, qui parlent de littérature et
de bonne société, et dont l’auteur ose une première phrase parfaitement
anodine : « Allongée dans le
hamac, elle lisait de la poésie depuis plus d’une heure. » Dans la
forme, Alan Hollinghurst a tout d’un écrivain du dix-neuvième siècle. Il est
attentif aux changements de temps, avec les premières gouttes de pluie
hésitantes ou le grondement insistant de l’orage. De la conversation, il fait
une dentelle dont on ne se lasse pas de contempler les détails. Mais, avec ses
personnages, il entreprend un roman du vingtième siècle où l’écriture,
l’ambition, l’amour et l’orientation sexuelle fournissent à plusieurs
générations une matière à creuser presque sans fin – et sans ennui pour le
lecteur, ce qui représente, quand on y pense bien, un tour de force.
Tout commence en 1913,
quand George Swale invite, dans le petit domaine familial de Deux Arpents, son ami de Cambridge – et
de cœur, et de corps – Cecil Valance. Daphné, la sœur de George et la jeune
fille qui lisait dans la première phrase, attend l’arrivée de Cecil avec une
exaltation contenue. De lui, elle sait qu’il écrit des poèmes, précisément,
qu’il en publie, même, et qu’il bénéficie auprès de son frère d’une aura dont
elle est incapable de comprendre toutes les raisons d’être. Plus tard, beaucoup
plus tard, elle dira : « Cecil
ne signifie rien pour moi, j’ai été folle de lui pendant cinq minutes il y a
soixante ans. » Ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai,
et résume en quelques mots la manière dont le séduisant Cecil a conduit Daphné
vers son frère cadet, Dudley, un mariage, des enfants, tout ce qui constitue la
vie normale, à l’époque, d’une femme partagée entre ses rêves et le sens des
réalités.
Plus tard aussi, un poème
jeté sur le papier par Cecil à l’intention de Daphné prendra un sens qu’il
n’avait peut-être pas, tandis que les lettres échangées entre Cecil et George
auront été examinées à la loupe par des historiens de la littérature plus
soucieux probablement de démêler la vie sexuelle des auteurs que le sens de
leur œuvre, à moins que ce sens ne soit, à leurs yeux, forcément enfoui dans
les secrets de la correspondance privée.
Alan Hollinghurst est un grand romancier gay. Et
un grand romancier tout court. Il parvient à entrelacer les thèmes de son roman
dans un récit équilibré, dont on serait bien en peine de dire quel pan de cette
fiction s’y trouve privilégié. L’enfant de l’étranger – du titre, nous nous garderons de donner la clé – traverse
même, mais très vite et surtout pour ses conséquences, la Grande Guerre dont
l’anniversaire est tellement dans l’air de notre temps. Prenons cette
coïncidence (l’édition originale est parue il y a deux ans) comme le signe de
ce que réussit l’écrivain : écrire à la manière d’autrefois un ouvrage
résolument contemporain dans les questions qu’il pose à la société, à la
littérature et aux analystes des deux, avec leur esprit de système qui évolue
selon l’époque. On a rarement aussi bien montré combien l’interprétation d’une
œuvre dépend non seulement du moment où elle est émise mais aussi de la
relation entre le commentateur et les proches de l’écrivain.
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