vendredi 2 janvier 2015

Un Dickens du 20e siècle, Charles Palliser

Parfois, on se dit qu'il n'est pas inutile pour un romancier de bien connaître le genre dans lequel il travaille, d'en être non seulement un pratiquant intuitif de la fiction mais d'en avoir aussi démonté tous les mécanismes afin de mieux pouvoir les utiliser. Le risque d'encombrer les récits de commentaires, ou de les stériliser en se contentant d'une technique sophistiquée sans chair vive, existe néanmoins. Mais, quand l'auteur ajoute un grand talent à un immense savoir-faire, cela peut donner Le Nom de la rose...
Charles Palliser, qui est né près de Boston aux États-Unis, a connu un parcours scolaire complexe, fréquentant pas moins de onze établissements en Suisse, en Nouvelle-Angleterre et dans le sud-ouest de l'Angleterre. Cette formation semble avoir porté ses fruits, puisqu'il enseigne maintenant en Écosse la littérature de fiction des dix-neuvième et vingtième siècle. Il a aussi publié des articles savants sur quelques écrivains, mais cette apparence austérité avait quand même laissé percer le goût de la fiction au début des années quatre-vingts, quand il avait donné deux pièces de théâtre, l'une montée en Écosse, l'autre jouée à la radio.
Monsieur le professeur cachait quand même bien son jeu: en 1989, il a fait paraître son premier ouvrage de fiction, plus de mille pages d'une construction romanesque exceptionnellement forte, sur des bases qui évoquent irrésistiblement Dickens, et avec un sens aigu de la mise en place des éléments. Même dans les pays anglo-saxons, vers lesquels on se tourne maintenant presque machinalement (et pas toujours à raison) quand on cherche une fiction qui a du souffle, il est peu fréquent qu'un écrivain commence une carrière de romancier avec un tel volume.
La réédition au format de poche est en cours. Trois volumes parus, les deux derniers arriveront dans un mois. Cinq volumes dans notre langue: L'héritage de John Huffam, Les Faubourgs de l'enfer et Le Destin de Mary sont là, La Clé introuvable et Le Secret des Cinq Roses sont annoncés. Ils correspondent aux cinq parties de l'oeuvre originale dont les titres sont plus sobres: The Huffams, The Mompessons, The Clothiers, The Palphramonds et The Maliphrants, autant de noms de familles qui se mettent en place dans un ensemble dont tous les éléments vont par cinq, ce qui n'est pas une surprise dès lors qu'on a compris l'articulation du premier volume - puisqu'il comporte, faut-il le dire, lui aussi cinq parties, définies par des dessins de roses symbolisées, de une à cinq, chaque ensemble étant légèrement différent du précédent...
Inutile d'essayer de tout expliquer: il faudrait raconter l'intégralité de l'histoire et, d'une part, celle-ci a besoin de toutes ces pages pour se mettre en place tandis que, d'autre part, elle ne livre ses énigmes que petit à petit. L'essentiel tient en effet à un suspens: que saurons-nous du mystère qui entoure l'héritage de John Huffam? Celui-ci dépend d'un codicille aussi secret que le plus secret des secrets d'État, et la mère de John - Mary - a beau dire à son fils qu'il saura un jour, le moment de la révélation lui semble toujours trop éloigné et il voudrait tout connaître de sa propre histoire, à commencer par le nom de son père qui, au début du roman, lui est inconnu.
La question, qui semble simple, rebondira souvent vers des sous-questions dont le roman se nourrit souterrainement, mine de rien. Car une des choses qui impressionnent chez Palliser est la manière dont il amène naturellement les modifications dans la situation de ses personnages. À commencer par celle de John qui, tout au début du roman, est un enfant irresponsable surveillé par sa gouvernante dès qu'il met le pied dehors, empêché de dire le moindre mot aux étrangers, puis qui devient un jeune homme prenant de plus en plus d'aplomb, jusqu'à dominer sa mère qu'il a, en effet, bien raison de raisonner quand elle se laisse aller à ses impulsions.
Il y a plusieurs manières de raconter Le Quinconce. C'est un mélo. C'est un roman intellectuel. C'est du dix-neuvième siècle. C'est du vingtième. C'est d'hier et d'aujourd'hui, pour tout dire, et dans tous les sens, dans le fond comme dans la forme, pour reprendre des notions éculées et néanmoins claires - c'est une autre question, mais il faudrait bien la poser: est-il nécessaire qu'une question soit dépassée pour pouvoir être comprise?
Bref, Le Quinconce passionne par tous ses aspects, et on doit au traducteur - Gérard Piloquet - d'apprécier jusque dans les moindres nuances les différents niveaux de langue des dialogues. Car la campagne anglaise du dix-neuvième siècle, où commence le roman, n'est pas moins riche en pittoresque que le Londres où se poursuit le récit, et les écarts de langage sont parfaitement reproduits en français, ce qui est une sorte de performance.
Il n'empêche que la plus belle performance est à mettre au crédit de Charles Palliser qui parvient à mener de front plusieurs projets dans le même roman, et c'est sans doute d'ailleurs pourquoi il devait atteindre ce format inhabituel. Il arrive à mêler ses différents fils dans un seul tissu et même si celui-ci ressemble parfois à un patchwork, toutes les coutures tiennent et se cachent derrière la diversité de l'ensemble.
Il fallait du souffle pour mener à bien une entreprise aussi complexe et en même temps aussi tenue. Charles Palliser fait la démonstration de moyens dont on mesure mal, à ce premier essai transformé, les limites. Car il est permis de penser qu'il pourrait prendre d'autres modèles littéraires que Charles Dickens - pour autant que notre connaissance de la littérature anglaise du dix-neuvième siècle ne nous ait pas conduit sur une fausse piste, tant il est probablement d'autres auteurs moins connus et peut-être plus proches du Quinconce -, et réussir tout autant un roman très différent.
John Huffam ne s'appelle sans doute pas Huffam. Ce doute, du moins, nous est très rapidement instillé. Sur son nom - qui n'est pas de la rose mais de cinq roses, pas moins! -, les hypothèses s'échafaudent tels de fragiles châteaux de cartes dont l'équilibre est compromis par le moindre souffle, mais on les regarde monter comme des miracles préservés à chaque instant de la destruction par la volonté de celui qui les bâtit avec une audace ne reculant devant rien.
Faut-il le dire? Le Quinconce est mieux qu'une heureuse surprise. C'est une découverte dont la traduction mériterait bien d'être élevée, parmi les romans les plus ambitieux qui nous arrivent de l'étranger, dans le cercle des meilleurs. Charles Palliser n'a pas que de l'ambition, il possède les moyens nécessaires à celle-ci, et il le prouve. Il faut saisir ces volumes, ces cinq tomes, et les lire comme un feuilleton. On verra ensuite comment leur autre dimension, plus intellectuelle, apparaît au lecteur attentif...

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