vendredi 23 janvier 2015

Frédéric Verger dans la forêt d’Arden

Le premier roman de Frédéric Verger a failli obtenir le Goncourt en 2013 : il a fallu douze tours pour qu’Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre, soit déclaré vainqueur d’un long bras de fer. En guise de rattrapage, le Goncourt du premier roman a fourni, l’an dernier, la reconnaissance d’un talent évident qui s’impose au cours de la lecture lente nécessaire à Arden, un texte qui se goûte comme un vin à la texture riche, avec des saveurs qui explosent au premier contact avec les papilles et qui, long en bouche, prolonge ensuite le plaisir par des sensations diverses.
Arden est un livre très drôle, bien que cela n’apparaisse pas si on le survole distraitement, et dont les phrases remuent avec beaucoup d’esprit. Il s’y glisse de subtils décalages entre les mots qu’on y lit et ceux qu’on aurait pu attendre. Cela, en outre, survient dans un ouvrage solidement charpenté et bourré jusqu’à la gueule d’histoires annexes. Forcément : Alexandre de Rocoule et Salomon Lengyel, les deux amis dont il est question, passent une bonne partie de leur temps à écrire ensemble des opérettes – le premier s’occupe surtout de la musique, le second du récit. Tout ce qui se passe autour d’eux, tous les gens qui passent dans l’hôtel d’Alexandre ou dans la boutique de Salomon leur sont prétexte à tisser une nouvelle intrigue, à en faire rebondir une autre, mais sans qu’ils ne parviennent jamais à terminer aucune de leurs œuvres. Celles-ci restent ouvertes sur des fins hypothétiques.
Leur méthode, qui peut aussi bien passer pour une absence de méthode, leur sera utile quand il faudra, semaine après semaine, imaginer une opérette sans fin devenue un feuilleton à la radio nationale de Marsovie, petit pays d’Europe Centrale qui semble échapper, pendant la guerre – nous sommes, pour l’essentiel, en 1944 –, aux pires exactions nazies. Un pays où, par conséquent, Salomon, juif, possède une chance de survivre à ce qu’on n’appelle pas encore la Shoah. Avec lui, les membres également juifs d’un orchestre dépenaillé deviennent la raison d’être du feuilleton radiophonique déjà évoqué, en même temps que ses interprètes.
Il faut imaginer la forêt d’Arden et le Grand Hôtel qui s’y niche comme Frédéric Verger nous les montre : un refuge qui échappe à la fureur du temps et, de manière plus générale, au temps, comme si rien ne pouvait en modifier l’âme, du moins jusqu’à ce que la contamination s’étende même à ce territoire privilégié. Un luxe de détails imaginaires habille les lieux de l’apparence de la réalité sans jamais peser sur un récit aux nœuds innombrables, entre lesquels on se perd avec bonheur sans jamais s’égarer vraiment, tant est grande la maîtrise de Frédéric Verger.

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