Comment le Belge arrêta le Boche
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front belge,
13 mai.
Donc, les
Belges ont « flanqué la pile » aux Boches. Mais les Belges ont peu de
journaux en France et dix lignes l’ont appris au monde. Dix lignes pour l’échec
de trois divisions ennemies, ce n’est pas suffisant. Et après le récit des
actions de l’Oise, de celles de la Somme, de celles des Monts, continuant notre
ascension, nous voici devant celui du fait d’armes des hommes d’Albert. Nous y
voici, ému, remué d’admiration et gai d’avoir à conter comment le petit Belge a
rossé le volumineux Allemand.
Le 13 novembre 1917,
le soldat français de l’armée Anthoine, devant quitter les Flandres pour
d’autres tournois, appela le soldat belge et lui dit : « Je m’en
vais, tu vas allonger ton front et prendre ma place. Ma place est précieuse, je
te la confie, garde-la bien. » Le Belge répondit : « Tu peux y
compter sans faute. » Le Français s’en alla. L’Allemand vient d’attaquer.
Le Belge a rempli son contrat.
Cela s’appelle
la bataille de Kippe, et se passa le 17 avril. C’est là que mourut le
premier espoir de la chute d’Ypres et de la prise à revers de la ligne des
Flandres. « Les Belges, annonçait un ordre allemand du 14 avril,
signé Kield, n’ont pas l’habitude d’être attaqués en force. Le succès n’est pas
douteux. Ils seront bousculés avant de pouvoir se reconnaître. » C’était
la voie ouverte sur Dunkerque, peut-être sur Calais ; les espérances de
Guillaume prenaient leur vol ; en douze heures les Belges déplumaient
leurs ailes.
Comptons les
plumes.
L’attaque
était montée sur rubis : 3 divisions en première ligne, 3 divisions
en seconde, une septième en queue. Cela face à l’aile droite de l’armée royale,
entre Merckem et Langemark : 9 kilomètres. Une paille !
Les trois thèmes du plan allemand
Le plan
allemand s’appuyait sur trois thèmes : le premier : April-Wetter, traduction : adversaire en
retraite ; le deuxième : Blücher, traduction : l’ennemi résiste, prenez le canal de l’Yser,
faites des têtes de pont, pénétrez de force ; le troisième : Tannenberg, traduction : écrasement.
Tannenberg ! Tannenberg ! chantait Guillaume ce matin-là.
N’oubliez pas
que cette bataille devait amener l’arrachement de l’armée belge des lignes de
l’Yser. Le Tannenberg faisait le reste et le reste était ambitieux. Ils avaient
retiré des forces de Nieuport et de Dixmude : concentration après coup
droit.
Les Anglais
ayant reculé un peu leurs lignes pour être moins en saillant sur Ypres, les
Belges ne voulant pas être en l’air, un tout petit peu en avaient fait autant.
Les Allemands se dressèrent, regardèrent : « Ils s’en vont »,
crièrent-ils, ils s’en vont, c’est le premier thème, c’est April-Wetter, l’ennemi est en retraite : poursuivons. »
Ils ne se tenaient plus d’impatience, l’attaque était fixée au 19, ils
partirent le 17. Partir, dit-on, est mourir un peu ; pour eux, ce fut
mourir beaucoup. Suivons le gros homme présomptueux en train de vouloir
étrangler l’enfant malin.
Les Boches attaquent
Préparation
d’artillerie, évidemment, et tassée ! L’Allemand concentre son feu sur
Bixschoote. Il avait repéré beaucoup de pièces à Bixschoote. Il va taper dessus
pendant trois heures… sur Bixschoote, pas sur les pièces. Les Belges avaient
pensé qu’il arroserait ce centre, ils avaient enlevé les pièces… Le gros homme
tapa donc trois heures dans le vide. (On lui en fait bien d’autres à
Bruxelles !) Mais il tapa ailleurs, et le terrain préparé, les divisions
allemandes, pour la poursuite d’abord, l’écrasement à la fin, s’élancent. L’axe
de l’attaque est la route de Steenstraete à Dixmude, de Dixmude à Ypres, si
vous préférez. Là, pas de nappe d’eau, c’est la terre ferme.
Terre ferme,
si l’on peut dire, car il n’est pas un coin du front, de l’Alsace à Nieuport
qui soit semblable écumoire. Les trous sont remplis d’eau, de telle sorte que
sur cette terre ferme des Flandres, c’est encore sur des passerelles que l’on
doit marcher. Donc, ils s’élancent. Les Belges, dans les postes avancés, les
reçoivent. Le chef allemand est généreux des corps de ses soldats, il veut tout
bousculer. Ils sont partis pour la poussée brutale et décisive. Dans ce pays
d’inondation, ils veulent être à la hauteur, ils submergeront. Et les postes de
première ligne sont enlevés. La brèche s’ouvre au carrefour de Kippe ; les
Allemands s’y engouffrent. Ils ne prennent même pas le temps de faire
accompagner les quinze prisonniers qu’ils ont à la grand’garde de Castel
Britannia – « Allez, leur
disent-ils, allez à Kippe ! » Les quinze Belges partent. Mais comme
leurs amis de la grand’garde d’Ashoop résistent encore et leur font
signe ; ils courent à la grand’garde d’Ashoop, ils y arrivent, sous les
pas des Boches qui veulent les rattraper (ils leur en font bien d’autres encore
à Bruxelles).
Derrière ceux
qui s’engouffrent, d’autres élargissent la trouée. Les défenseurs des postes
isolés tiennent bon, ils sont pris à revers, ils tiennent quand même. Ils ne
les auront qu’un à un, par la crosse et le poignard. Et les réserves, en
colonnes massives, débouchent des bois. Ils étaient partis à 8 heures, il
est midi, ils arrivent devant la ligne de défense des ponts de Langewaade. Ils
traînent derrière eux leur matériel de bateaux. Ils le dirigent sur
Steenstraete, pour passer la rivière, la fameuse rivière, la vieille glorieuse
rivière, l’Yser ! Soudain, un barrage s’abat sur eux. Ils étaient partis
criant : « Tannenberg ! » Leur cri leur retombe
dessus ; c’est l’écrasement pour eux : ils refluent vers les bois.
Et les Belges les « reconduisent »
Il est 1 heure.
Ils ont gagné deux kilomètres, l’avance a assez duré, les Belges déclanchent la
contre-attaque. Et regardez comment ils vont reconduire les conquérants du Nord.
Les Belges à
casque à tête de lion sortent de leurs abris. Ils arrivent avec le plus grand
calme sur les bataillons qui ont percé la ligne et qu’un barrage isole des
réserves. Nous ne dirons pas qu’avant de les prendre ou de les tuer, ils les
photographièrent, mais nous affirmerons, parce que nous le tenons d’eux-mêmes,
qu’ils fumaient presque tous la pipe. Vingt bataillons allemands étaient
dehors, huit bataillons belges leur répondaient, trois à peine reprirent le
terrain. Le Boche recule ! Le tir de barrage belge avance. Et là, jusqu’à
sept heures du soir, par actions isolées, chacun pour soi, sur le front un
moment ouvert, chaque peloton, chaque section, avec un seul but :
reconquérir ou travailler ! Trente Belges s’en vont d’un côté, quinze de
l’autre. Il en est même quatre qui s’en vont tout seuls et qui reviendront
soixante-huit, parce qu’ils se seront additionnés soixante-quatre Boches. Ces
soixante-quatre Boches, pour éviter l’écrasement, étaient rentrés dans un
blockhaus. Les quatre Belges les fermèrent dedans et s’assirent sur le
blockhaus. Par tranches, continuant de fumer, le soldat d’Albert nettoie. À 6 heures
du soir, il ne lui reste qu’un point à balayer. À 7 heures, il est propre.
Tout Boche qui avait passé la première ligne est tué ou pris. Huit cents
prisonniers, cent mitrailleuses, trois mille bombes, – sans esbrouffe.
Les soldats du « Roi de la
Conscience »
[manque une
ligne] Ce sont soldats sans famille ni nouvelles. Ce sont les soldats qui
savent que les Allemands qui ont la maison où ils sont nés y rentrent et y
disent : « Si vous êtes malheureux, vieux père, c’est la faute de
votre fils. Il préfère servir un roi perdu que de venir vous embrasser. »
Ce sont les soldats qui, depuis quelques semaines, reçoivent dans leurs
tranchées des colis et des mots, des mots que les Allemands font signer à leurs
parents et où ils lisent : « Reviens. » Ce sont les soldats…
écoutez : l’Allemand conduit chaque prisonnier dans sa ville – pour deux
heures –, choisit un jour clair, fait rencontrer la mère et le fils, et au
moment où les deux figures sourient prend un cliché. Ce sont les soldats sur
qui s’abattent ces clichés.
— Mais,
moi, monsieur, nous dit le général Gillain, moi, qui ai quarante-trois ans de
coude à coude avec eux et qui les connais comme mon cœur, je vous jure que rien
n’y fera ! »
Le Petit Journal, 15 mai 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire