La bataille pour le cœur de la France
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français,
… mai.
Nous avons raconté – en sourdine – car un mois d’âge ne suffit pas aux
événements pour qu’il soit permis de diriger sur eux toute lumière ; nous
avons raconté au mieux la vibrante histoire de cette armée française qui,
alertée à longue distance d’Amiens et de son chemin de fer est arrivée à temps
sauver cette ville et cette voie.
Le 21, à 10 heures du soir, les forces françaises qui devront agir
les premières sont alertées. Le général qui commandera l’ensemble et celui qui
soutiendra le premier choc arrivent en auto au Grand Quartier. Ils en
ressortent au bout d’une heure, la future bataille entre les mains. À ce moment
même, l’armée anglaise avait donné l’ordre de retraite. Le 22, à midi, la route
de Noyon grouillait de nos cavaliers. Le premier aspect de 1914 ressuscite. Ils
traversent Noyon, et appuyant sur leur droite montent à 25 kilomètres de
là, laissant filtrer les évacués tragiques. Ils atteignent Tergnier. Ils avancent.
Les Français sont sur une ligne de dix kilomètres, de Tergnier au bois de
Genlis. Ils continuent de monter sans savoir où ils s’arrêteront. Nos aviateurs
regardant ce spectacle du ciel en ont tracé un tableau grandiose :
« Sur la même route, dirent-ils, nous apercevions d’un côté la colonne
française qui montait ; de l’autre, la colonne allemande qui descendait.
Nous attendions, angoissés, le moment où elles se cramponneraient. Elles
n’allèrent pas jusque-là. Presque ensemble elles rentrèrent en ligne de
combat. »
Le 23, le Boche nous heurte. Nous tenons. Il attaque Tergnier, le prend.
Nos cavaliers sont héroïques, ils contre-attaquent, le reprennent. Mais nous,
nous ne sommes rien, un corps de secours tout juste, eux sont massés. Ils
redonnent. Le poids l’emporte, ils reprennent Tergnier. Le poids pèse sans
cesse. Nous cédons de 6 à 8 kilomètres. Mais en ces vingt-quatre heures
notre ligne s’est allongée. Nous présentons maintenant une surface de
35 kilomètres au lieu de 10. Nous barrons de Libermont à la basse forêt de
Coucy. Le repli de l’armée anglaise nous oblige ainsi à étendre continuellement
notre front.
« Tenez
ferme ! »
Le général n’avait donné qu’une consigne à son premier lieutenant :
« Attaquez ! » C’est qu’il s’agissait du « cœur de la France ».
Un chef le proclama. Que le Boche ait changé de direction après, c’est son
affaire ; ces jours-là sa direction était Compiègne et le chemin de
Compiègne est celui de Paris. C’était la grande heure. Pétain le sent le
premier. Il lance un ordre du jour aux soldats qui déjà en décousent, il leur
crie : « Tenez ferme, les camarades arrivent. » Le flot allemand
avait rompu la digue anglaise. Notre tâche bousculée se résumait dans un
mot : Barrer !
Nous barrons mais en cédant du terrain. Le 24, à midi, nous nous replions
le long de l’Oise, sur notre droite seulement. Notre gauche maintient. Notre
gauche s’étire tant qu’elle peut pour essayer de prendre la main des Anglais qui la retirent. Nous luttons.
Nous luttons presque à bras-le-corps, car les cartouches sont usées depuis beau
temps. Ce n’est pas qu’il en manque, c’est qu’il faut les faire parvenir et
regardez les routes : les camions ne peuvent pas monter les uns sur les
autres ! Nous perdons Guiscard. On attaque en pliant. Il faut barrer. On
barre tant que l’on peut, avec tout ce qu’on trouve. Les ordres ne disent
plus : « Tel régiment se
portera ici » mais : « le premier
régiment qui paraîtra, quel qu’il
soit, se portera ici ». Avec l’Oise pour pivot, nous nous rabattons
sur Noyon. Le 25 au matin, nous en sommes à 6 kilomètres. On va le perdre
dans la journée. Nous ne cessons d’attaquer. Depuis trois jours, chefs, hommes,
chevaux ne dorment plus. La nature humaine se découvre des facultés insondables
d’insomnie. Soldats qui nous sauvez, que vous nous faites misérables par
comparaison ! Ce n’est pas que l’on se batte la nuit comme le jour. Au
contraire, la nuit, presque tout feu cesse, c’est le silence, le silence où
s’appellent les blessés. Mais où reposer ? Un talus pour les hommes ;
une paillasse pour les états-majors où chacun passe une demi-heure, c’est tout.
Nous ne cessons d’attaquer. Nous arrivons dans Noyon. (Noyon n’a pas de défense
au nord.) Nous reculons, nous le sentons glisser de nos doigts, nous
l’abandonnons, le Boche s’y abat, voilà l’Oise et sur l’Oise !…
Jusqu’ici, jusqu’à ce 25 au soir, nous n’avons pas eu de front. La
consigne du chef de ce premier corps était de ne pas laisser rompre son front
et son front n’avait pas encore existé ! C’est le caractère de ces quatre
journées héroïques. Nous avons été le rateau qui ramena tout sur l’Oise, où le
tas se forma.
L’angoisse
de Rollot
Nous voilà sur l’Oise. C’est le 25 au soir. La situation n’en est pas
moins tragique, si minces que nous nous fussions faits nous n’avons pu nous
allonger suffisamment pour toucher sans cesse l’Anglais qui, moins soumis que
nous à cet effort de liaison, recule sans cesse plus au Nord. Il y a un vide.
C’est l’angoisse de Rollot. L’autre armée, celle qui sauva Amiens, et qui doit
venir enfin renforcer notre gauche est bien annoncée, elle n’est pas là !
Pour le Boche qui ne cherche depuis le début qu’à nous tourner, voilà l’heure.
La fièvre chez nous n’a pas baissé. Nos forces se renforcent dans la même
hâte. Dans l’exécution, la science, l’énergie, la décision, le sang-froid
n’élargissent pas les routes. Il y a aussi du prodige : une artillerie
divisionnaire a fait à cheval 140 kilomètres (en 36 heures). Un
bataillon envoie dire à un chef de corps : « Je suis arrivé par où
j’ai pu, je n’ai pas mangé, faites-moi manger et envoyez-moi combattre avec un
régiment, n’importe lequel. » En descendant de Noyon, nous nous accrochons
aux crêtes et au mont Renaud. Le Boche attaque. Il ne peut pas croire que nous nous
arrêtons. Il veut le mont Renaud. Depuis ce 26, cette hauteur a bien été prise
et reprise 15 fois. Nous la tenons. Mais ce n’est pas là qu’est le danger,
c’est à l’autre bout de notre bras, à Rollot, au trou. Le 27, quitte à craquer,
puisqu’il le faut, nous nous étirons encore. Nous y jetons cavaliers et
fantassins. L’armée qu’on attendait, celle qui de loin vient pour Amiens,
débarque. Elle aide. Dignes des plus grands, des combats s’engagent. Le 28,
Français contre Français le trou est comblé. Le front perdu est retrouvé. On va
le défendre.
On va le défendre, car le Boche, devant les deux armées françaises
apparues, voyant se terminer son espoir, n’ayant pu tourner personne quand la
manœuvre était possible, va buter de toutes ses forces contre la ligne qui de
nouveau l’enserre. Le 30, au matin, furieusement, partout, de Noyon à
Montdidier, il attaque. Il est chaud de ses succès. Il a percé sur
Saint-Quentin, il percera bien sur l’Oise. En route pour la vallée ! Son
premier objectif est à 20 kilomètres, une série de côtes entre Compiègne
et Clermont. Les fantassins avaient l’ordre de les atteindre le soir même.
Après, Nach Paris !
À la même heure, 7 heures 30, ils se ruent sur le Plémont-le
Plessier, sur Orvillers et sur Rollot. C’est une offensive à trois foyers.
Le Plémont est une hauteur couvrant la vallée de l’Oise. Le Plessier est
un château et un parc. Pour tourner le Plémont, il faut s’emparer du Plessier.
Demeure de la Renaissance, hêtres, chênes, érables, bouleaux, ils massacrent
tout. Ils ont trois divisions ; nous, une. Ils gagnent les anciennes tranchées
françaises. 1 500 pénètrent dans le parc. Voilà la minute de l’héroïsme
français. Les Français foncent au milieu, coupent l’attaque en deux, en
couchent 700 pour la tombe, en ramènent 800. Adieu, Plémont !
Ils n’auront pas Orvillers. Orvillers est un village et un massif boisé.
Depuis déjà trois jours ils cherchaient à l’enlever. Le 30, ils le débordent,
le submergent. Compiègne les anime. Ils sont acharnés. Ils nous coûtent du
sang. Mais il est aux zouaves qui le prennent, les zouaves se rebiffent, les secouent
et dans une après-midi de grandeur, à deux heures trente les recollent dans
leurs parallèles.
À Rollot, les fantassins les arrêtent. Nous étions le 30 au soir une fois
de plus comme à Verdun, le général Pétain avait barré la route à l’ennemi. Depuis
ce jour-là, dans cette région, le front n’a plus bougé.
Le
Petit Journal, 4 mai 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Dans les remous de la bataille
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