Une visite à Londres
Sur un torpilleur anglais
Une rencontre avec M. de Broqueville
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Londres,
19 mai.
Par suite de
hasards curieux, sortant du front des Flandres, nous avons rencontré un
contre-torpilleur anglais revenant, tout chaud, de bombarder Ostende ;
nous sommes monté dessus ; sans nous en apercevoir, de compagnie, nous
avons avec lui convoyé dans la mer du Nord et dans la Manche, puis nous sommes
arrivé dans un port anglais. Puis, comme les trains fonctionnent souvent à
l’heure d’arrivée des bateaux, nous avons pris le train. Il nous a menés à
Londres. Nous avons vu Londres entre les deux formidables offensives
allemandes, celle qui vient de s’éteindre et celle qui est prête à se rallumer.
L’aventure terminée, comme nous retournions aux lignes menacées du nord, sur un
transport qui nous ramena, nous nous sommes trouvé avec
M. de Broqueville, président du Conseil belge et deux de ses
ministres. C’est tout cela que nous désirons vous offrir.
En mer
D’abord, le
départ. Le matin même, de la côte de Belgique, nous avions entendu, venant du
large, une grande aubade de canon. Qu’était-ce ? C’était un bateau qui, de
toutes ses gueules, aboyait contre Ostende. Deux heures de l’après-midi. Dans
un port proche, un des lionceaux de la mer est à quai. C’est lui. On nous y
reçoit. Il n’en est pas à ses premières armes. Dès l’entrée, une plaque vissée
sur le pont nous l’apprend : il a coulé, tout seul, trois ennemis dans la
journée du Jutland. Sa cloche, qui sonne les ordres, est tirée du bronze
allemand capturé ce jour. Il fut également de l’affaire de mai 1917. C’est
un tireur célèbre. Jeune commodore. Le commodore est le commandant. Il ne nous
dit rien sur sa monture d’acier, sinon ceci : « Cette matinée, 800 obus
sur Ostende. » Les Anglais maltraitent les bases des sous-marins de
l’Allemagne. Ces 800 obus sur des buts semblables se renouvellent souvent.
Après l’embouteillage, le harcèlement. Von Tirpitz, roi détrôné, mais toujours
obéi, du dessous des mers, que votre épiderme doit se sentir chatouillée !
Or, que faire
à Douvres, car à vouloir apprendre qui tonnait si fort ce matin sur les rives
du Nord, nous arrivions en Angleterre. Que faire à Douvres, sinon prendre le
train pour Londres.
Les journaux
allemands venaient de publier des nouvelles imprévues. « Londres,
disaient-ils, depuis qu’en un mois nous avons détruit 600 000 hommes
de l’armée anglaise (Holà ! holà !) est une ville rentrée dans le
deuil. » Ils ajoutaient : « L’incident Lloyd George et F. Maurice
a bouleversé la capitale. » Pour constater ces catastrophes, que nous
arrivions bien ! 600 000 hommes ! Combien faut-il donc que
l’Allemagne compte de pertes, pour supposer qu’elle peut sans invraisemblance
faire croire à son peuple que l’Angleterre, depuis le 21 mars, est veuve
de 600 000 des siens ? En tout cas, nous voilà, descendant de
Charing Cross, nous allons constater la consternation de la capitale !
Londres sérieux et ordonné
Londres mène
une vie sérieuse et ordonnée. Les intentions allemandes affichées contre
l’armée anglaise n’ont eu aucune influence sur la marche du cœur de
l’Angleterre, Les permissions étant sans doute supprimées, peu de soldats, peu
d’officiers. Le kaki est rare, même dans les rues. Et comme c’est sous cette
couleur que nous avons l’habitude de voir cette nation, il nous semble que
moins que dans le nord de France, nous sommes ici en Angleterre. Le mouvement
est surtout de femmes. Vers midi, quand les grandes voies sont pleines de la
foule sortant du travail, il vous saute aux yeux que les femmes remplissent
tous les emplois, il y a peu d’hommes, tout juste quelques-uns dans la
masse : points noirs sur la mer. Aux omnibus, au tube, même changement que
chez nous : des femmes ont coiffé la casquette. Comme il reste encore des
« impériales » et qu’elles sont forcées de grimper, elles ont, en
plus, chaussé des bottes. L’activité a changé de bras.
Le blocus
sous-marin qui devait tout régler en peu de mois n’a rien bloqué sinon la
liberté de prendre chacun plus que sa part. Seulement, votre part vous est
comptée sans entrave. Il faut que vous achetiez contre des tickets votre droit
de manger dans les restaurants. Vous avez votre carton pour la viande, votre
carton pour le pain, votre carton pour le sucre. Pour vous nourrir :
toutes les facilités ; pour gaspiller : toutes les barrières. Rien ne
manque mais tout est précieux. L’esprit de collaboration que les Anglais apportent
à toutes les lois que l’on fait dans leur intérêt facilite cette nouvelle
méthode de vivre. Ces précautions sont rentrées dans les habitudes, elles ne
sont plus une gêne, elles sont ce que présentement doit être l’existence. Ainsi
est faite heureusement la vieille et grande Angleterre. Excitons un peu les
fumeurs français : ici les cigarettes ne manquent pas.
Où les
journaux allemands ont-ils vu que Londres était une ville troublée ?
Londres est comme ses Anglais : il ne s’émeut pas. Cent raids d’avions –
dont on ne voit d’ailleurs pas une trace – ne l’ont pas fait sortir de sa
confiance en lui, les projets allemands ne le renversent pas davantage et
l’incident Lloyd George-Maurice n’a pas, d’une ride, ridé la Tamise.
Avec le « Premier » belge
L’humeur calme
de la capitale, ainsi constatée entre deux bateaux, nous prîmes le chemin du
retour aux armées. La malle qui nous traversa portait presque la moitié du
gouvernement belge : le président, M. de Broqueville, le
ministre des Chemins de fer, M. Segers, le ministre des Finances,
M. de Vyvère.
— Quelles
nouvelles, monsieur le Président, du royaume ?
— Celles-ci :
vous étiez sur notre front voilà cinq jours. Vous avez vu nos soldats au
lendemain de l’attaque que les Allemands ont dirigée contre eux. Vous savez la
haine qui les anime, et comment elle les conduit, eh bien ! les nouvelles
du royaume sont celles-ci : si notre peuple, qui a faim, pouvait se faire
entendre à notre armée, sa fille, il lui crierait : « Tapez plus
fort, continuez, continuez ! »
Le Petit Journal, 22 mai 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire