mercredi 23 mai 2018

La mort de Philip Roth

L'écrivain américain Philip Roth est mort hier à 85 ans, vient-on d'apprendre. Une oeuvre de grande dimension qu'il faudrait revisiter dans son ensemble et dont voici, par fragments, quelques éclats surgis de mes lectures au fil des années. Sa principale traductrice en français est Josée Kamoun (qui vient de donner une nouvelle traduction de 1984, de George Orwell).



La tache, dans la vie du professeur Coleman Silk, est le prétexte, pour Philip Roth, à un formidable montage romanesque. Le personnage principal est un homme complexe. Il a toujours eu le mensonge constructif. Au risque d’avoir à se débattre avec lui-même, entre vérité et fiction. Un beau sujet pour son voisin, bien connu des lecteurs de Roth, l’écrivain Nathan Zuckerman. Mais celui-ci ne sait trop qu’en faire. Il lui tourne autour. Rumine. Le romancier – le vrai – inscrit leur double quête en forme de danse désespérée dans le contexte de son époque. L’Amérique redécouvre le puritanisme grâce (?) à l’affaire Lewinski. Les valeurs se remettent en place. Autant dire que plus personne ne sait où il en est.


David Kepesh, un professeur d’université, ne pense qu’à « ça ». Assez prudent pour éviter de se lier avec une étudiante avant la fin des cours. Mais assez imprudent pour devenir dépendant de l’une d’elles. Consuela possède un corps de rêve. Un corps qui répond aux fantasmes et les entretient. David est le parfait salaud et l’éperdu qui ne sait plus à quel sein se vouer. Il se confesse. A qui ? Au lecteur, au moins. On reçoit son récit comme celui d’un ami qui s’impose malgré les réticences. La curiosité est nourrie de détails intimes, et d’un désarroi assez grand pour que la confiance s’installe.


L’auteur tient de hautes conversations avec des écrivains surtout européens. Une famille dont les membres ne se connaissent pas toujours mais ont des préoccupations en commun. Roth les met en lumière. Revisite les camps de concentration avec Primo Levi, l’œuvre de Bruno Schulz avec Isaac B. Singer. Tout n’est pas consensuel. C’est formidable !


Autour d’une tombe où l’on enterre Un homme, ses proches évoquent ce qu’il fut. Du moins, ils essaient. Ensuite, il reste le roman pour approcher la vérité. Une vie assez banale, ni tout à fait réussie ni tout à fait ratée. Et, surtout, les atteintes de l’âge, le corps qui lâche : le massacre de la vieillesse. Roth avait 73 ans quand il a publié ce livre, presque ultime. Un autoportrait testamentaire à travers un de ses doubles.

L’écrivain américain, quatrième Man International Booker Prize

A défaut du prix Nobel de littérature qui lui a souvent été promis, Philip Roth, 78 ans, peut ajouter à une longue théorie de récompenses celle que vient de lui attribuer le jury du Man Booker International Prize. Quatrième lauréat de ce prix bisannuel, l’écrivain américain succède à l’Albanais Ismail Kadaré, au Nigérian Chinua Achebe et à la Canadienne Alice Munro.
Son œuvre reflète les aléas de la condition humaine, examinée à travers des personnages qui sont souvent des doubles de l’auteur. Elle vaut autant par ses aspects tragiques que par sa puissance comique. Cela grince de partout, et de plus en plus au fur et à mesure que l’homme, vieillissant, fait face à la déchéance physique. Le questionnement incessant sur l’identité juive est également au cœur d’un travail de fiction dans lequel la réalité est transfigurée.
Son talent a été remarqué dès son premier livre, un recueil de nouvelles : Goodbye Columbus a reçu le National Book Award en 1960. Philip Roth n’a pas 30 ans. Il prend définitivement place au sein des meilleurs écrivains américains quand sort, en 1969, Portnoy et son complexe, où l’intervention de la psychanalyse ne sauve pas le personnage principal de l’abîme dans lequel le plonge sa propre sexualité.
Dix ans plus tard, il laisse à Nathan Zuckerman, désormais son double préféré, le soin de porter sur l’existence son regard critique. Le cycle commence avec L’écrivain des ombres et se poursuivra pendant près de 30 ans, jusqu’à Exit le fantôme – les titres originaux de ces deux romans utilisent le même mot : ghost. Dans La leçon d’anatomie ou La tache comme dans les neuf romans où apparaît le personnage, l’histoire contemporaine des Etats-Unis est passée au crible de son expérience personnelle.
Riche de plus de trente livres, sa bibliographie témoigne d’une créativité capable de rebondir sans cesse, même lorsque l’écrivain laisse entendre qu’il a épuisé ses sujets de prédilection. L’année dernière encore, il a publié Nemesis, qui pose avec Un homme, Indignation et The Himbling (les deux plus récents ne sont pas disponibles en français) une série de questions sur les choix qui s’offrent à l’homme et les circonstances qui le poussent à les faire.
Philip Roth reconnaît les influences qu’il a lui-même subies : elles se situent autant du côté de la littérature européenne que des grands écrivains américains, juifs ou non. Il en a pris le meilleur pour trouver un ton à nul autre pareil.


Nathan Zuckerman a 72 ans. Impuissant et incontinent depuis son opération de la prostate, il souffre aussi de pertes de mémoire. On le retrouve pourtant tout frétillant à la vue de Jamie, une jeune femme séduisante avec laquelle il imagine des dialogues piquants. Il est à nouveau capable de colère devant le projet de biographie de son écrivain fétiche, dont il a retrouvé la dernière compagne. Au lendemain de la deuxième élection de Bush, Zuckerman réactive son ironie.


Trois actes, et baissez le rideau ! Une tragédie classique, en somme, pour le dernier roman traduit en français de Philip Roth. Bref et percutant. Une descente aux enfers interrompue par une rémission. Premier acte : Simon Axler, comédien de grand talent, découvre qu’il n’est plus capable de s’exprimer sur scène. « Il avait perdu sa magie. »Deuxième acte : Pegeen, dont les parents sont des amis, s’entiche de lui alors qu’elle était lesbienne. « Les perspectives de l’un et de l’autre avaient radicalement changé. » Troisième acte : « “C’est fini”, annonça Pegeen à Axler. »
La mécanique est implacable. Du jour où Axler comprend qu’il est un acteur fini, que « ça sonne faux », il sombre dans la dépression, tout en continuant de temps à autre à jouer un rôle. Il en changera d’ailleurs au fil du roman, selon les moments : patient obéissant, amant attentif, homme déçu, autant de personnages dont il adopte la manière d’être comme il l’a fait sur scène. Il se demande même parfois s’il ne devrait pas renforcer tel ou tel aspect du caractère affiché. Il est resté, malgré lui, l’homme capable de se plier aux contraintes d’une situation, et d’en jouer. Même si cela fonctionne dorénavant moins bien avec Shakespeare : « Il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdi, et il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdissant, or il avait joué Shakespeare toute sa vie. »
Axler est entré dans sa dernière pièce et, si Camus ne s’en était pas déjà servi, La chute eût été un titre formidable. Bien meilleur que Le rabaissement, qui n’est pas à la hauteur d’un roman où le personnage principal se débat dans une situation insupportable. L’âge en est bien sûr responsable pour une grande partie, bien qu’il ne soit que dans la soixantaine. Mais les véritables raisons de ce coup de mou qui dure sont peut-être ailleurs. Il les cherchera en vain lors d’un séjour en hôpital psychiatrique. Le remède à son état n’est pas plus facile à déterminer. Probablement les antidépresseurs l’aident-ils à dormir et à éloigner de lui l’angoisse qui lui faisait entrevoir le suicide. Probablement aussi les confidences d’une autre patiente, qui va jusqu’à lui demander de tuer son mari coupable d’avoir violé leur petite fille, lui redonnent-elles une certaine confiance en lui. Pas assez pour reprendre son métier. Mais de quoi séduire Pegeen, ou au moins accepter d’entrer dans cette relation improbable puisque l’âge et leurs habitudes sexuelles les séparent.
Si Axler était moins lucide, il n’aurait pas conscience de sa soudaine médiocrité. Il faut avoir eu du talent pour reconnaître un jour qu’on l’a égaré quelque part, et qu’on ne le retrouvera peut-être jamais. Philip Roth, à travers ce personnage de comédien, semble conjurer la peur de devenir un écrivain banal. Il n’en est pas là – heureux lecteurs ! S’il reconnaît volontiers, à 78 ans, ne plus trouver en lui l’énergie nécessaire à d’amples constructions romanesques, il fait toujours merveille dans l’élaboration de livres comme celui-ci. Rondement mené, le temps d’une représentation, Le rabaissement touche là où ça fait mal, rappelle que la vie est facétieuse et offre des sursis inattendus, mais aussi que personne ne peut empêcher sa propre chute finale. Une leçon morale et littéraire.


La plus récente intervention publique de Philip Roth a fait beaucoup de bruit parce qu’il s’en prenait à Wikipedia. En désaccord avec l’interprétation donnée par l’encyclopédie en ligne des sources d’inspiration utilisées pour La tache, il n’avait pas été considéré comme un informateur fiable pour modifier l’article. La version américaine de celui-ci résume maintenant le débat (1). On peut considérer qu’il est clos. Tout en se disant que, pour un écrivain qui range ses petites affaires avant de quitter ce monde, il y a décidément maintenant une nouvelle manière de le faire…
Philip Roth aura donc vécu avec son époque depuis l’enfance jusqu’à l’heure du web 2.0. En 1944, il avait onze ans et les grandes peurs étaient engendrées par la guerre où bien des hommes destinés à un bel avenir tombaient sur les fronts européen et asiatique. Mais aussi par une maladie aujourd’hui presque oubliée, la poliomyélite. Bucky Cantor, grand jeune homme baraqué mais à la vue trop mauvaise pour entrer dans l’armée, est directeur d’un terrain de jeu à Newark, dans le quartier juif de Weequahic. La polio est entrée dans la ville par le quartier italien et s’est disséminée ensuite pour frapper surtout Weequahic. En particulier des enfants qui fréquentent le terrain.
Bucky, dans une scène presque inaugurale, fait face à un groupe de jeunes Italiens qui disent, en crachant aux abords du terrain de jeu, vouloir disséminer la polio qui ne frappe encore, à ce moment, que chez eux. Un peu plus tard, il calme le « dingo » du quartier, qui promène toute la journée sa crasse et ses odeurs, en lui serrant la main alors que certains le soupçonnent de propager la maladie. Une grande maîtrise de soi et un sens aigu de son devoir caractérisent le jeune homme qui se sent coupable de n’être pas au combat avec ses amis. Pour rien au monde, il ne quitterait sa fonction malgré l’épidémie. Pour rien au monde, sauf peut-être pour Marcia avec qui il envisage de se fiancer et qui, elle, se trouve à l’abri très loin des miasmes de la ville, dans un camp de vacances à Indian Hill. Il cède à son invitation de la rejoindre et part au camp avec le sentiment d’avoir déserté.
Puisqu’il retrouve son amoureuse dans un cadre privilégié, tout devrait pourtant bien se passer. Sinon que Bucky est assez remonté contre le Dieu auquel Marcia est attaché. Il le tient responsable de la maladie et des morts qu’elle provoque. Sinon aussi que la polio s’invite au camp. Apportée probablement par Bucky lui-même…
Les deux premières parties montraient le personnage principal à Newark puis à Indian Hill. La dernière, plus courte, lui fait retrouver, en 1971, un des garçons du terrain de jeu, frappé lui aussi à l’époque par la polio et handicapé comme Bucky. Celui-ci, dans des conversations qui s’apparentent à des confessions, s’explique sur la manière dont il a vécu la tragédie et ses conséquences. C’est simple et profond. Imparable.

Un dernier cycle de 4 romans

Némésis, c’est la colère des dieux ou, pour les puristes, la déesse de la colère divine. Et, pour nous, le titre d’un cycle de quatre romans courts dans lequel Philip Roth donne en quelque sorte son testament d’écrivain, au moment où ses 79 ans (un peu moins au moment d’écrire ces livres) le rapprochent de la grande question : qu’y a-t-il après la mort ? Un homme, paru en 2006 et traduit en 2007, est une sorte d’autoportrait fictif, ouvert par l’enterrement d’un double de Roth et poursuivi par l’évocation de ce qu’il a été pour ses proches, jusqu’au massacre de la vieillesse. Indignation (2008 et 2010) montre comment un jeune homme se débat, au moment de la guerre de Corée, entre sa découverte d’une sexualité débridée et le poids de la religion présente à l’université comme dans sa famille, bien que de manières différentes. Paru l’an dernier en français (en 2009 aux Etats-Unis), Le rabaissement raconte la descente aux enfers d’un comédien âgé qui a tout perdu de son talent et croit retrouver une seconde jeunesse, le temps trop bref d’un dernier amour. Avec Némésis (2010 et 2012), qui reprend le titre du cycle, Roth poursuit et clôt l’alternance qu’il a mise en place entre personnages vieux et personnages jeunes. Tous poursuivis, dans des circonstances diverses, par cette colère divine contre laquelle ni l’acceptation ni la négation ne sont d’aucun effet.
L’écrivain américain semble dire, dans des entretiens récents, qu’il en a ainsi terminé avec son travail de romancier.

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