A Saint-Malo, que les festivaliers vont quitter aujourd'hui avec impatience - l'impatience de revenir l'année prochaine -, on décerne aussi des prix littéraires. Le Festival Etonnants Voyageurs a communiqué hier la liste des lauréats 2018. En voici trois - ceux que j'ai lus - parmi un bel ensemble.
David Fauquemberg, Bluff
Un homme entre à l’Anchorage Café, à Bluff Harbour, au sud
de la Nouvelle-Zélande. C’est l’hiver, le vent souffle, la mer est
démontée : « Au large, c’était
l’enfer. » A l’intérieur, où se côtoient dockers et pêcheurs privés de
travail par la violence des rafales, un possible refuge pour l’étranger venu de
France et qui a marché longtemps avant d’échouer là. Peut-être fuit-il quelque
chose, on n’en saura rien. Car Bluff,
quatrième ouvrage de David Fauquemberg, garde le silence sur ce qu’on n’a pas
besoin de savoir. « Silence » est d’ailleurs le premier mot du roman :
tout le monde se tait à l’Anchorage Café au moment où y entre l’inconnu. Et
personne ne parlera plus que nécessaire : « Mieux vaut se taire qu’offenser », se dira Rongo
Walker, le vieux pêcheur maori réputé connaître la mer mieux que personne. Il
s’est pris entre-temps d’une affection distante pour le Français qu’il a engagé
sur son bateau.
Peu de mots, peu de gestes aussi : par gros temps, il
n’y a pas d’énergie pour des déplacements inutiles. La pêche est le rituel très
codé d’un corps-machine dont Tamatoa, le second de Rongo Walker, est un modèle.
Il a porté à la perfection l’économie des mouvements, concentré ses forces sur
l’efficacité. Le Français admire à quel point tout paraît simple dans le
travail de Tamatoa, alors que lui-même, sur le Toroa, ne tarde pas à souffrir de chaque muscle, de chaque
articulation.
Dans son premier livre, Nullarbor,
David Fauquemberg partait déjà en campagne de pêche – en Australie. Ce n’était
pas non plus de tout repos. Mais la fatigue a du bon quand elle est justifiée
par la nécessité et, surtout, elle empêche de penser. Le Français, personnage
romanesque, ressemble au narrateur, l’auteur lui-même, de ce récit initial
quand il constate : « La vie au
large était rude, surtout dans ces parages, mais ses obligations avaient
l’avantage d’être simples – pas moyen de leur échapper. Cela vous
procurait un curieux sentiment de sécurité, l’apaisement de savoir à chaque
instant ce qu’il fallait faire, et pourquoi. »
Les romans de mer fascinent quand ils sont réussis. Ils
emportent sur des eaux où la plupart d’entre nous n’oserions pas nous aventurer
dans ces conditions. Le faire par procuration et éprouver les sentiments de la
fraternité simple qui règne sur un bateau où la vie de chacun dépend des autres
est davantage qu’un plaisir : une exaltation. Bluff offre cela, et même davantage quand le récit s’interrompt. Se
glissent alors des chapitres où se racontent des histoires mythiques. Celle de
Papa Marii, qui a pêché un jour le plus grand poisson de l’océan. Celle de
Tupaia, qui connaissait les secrets de la navigation aux étoiles et supplantait
le savoir des navigateurs anglais. Celle de Mau, qui a transmis ces secrets
afin qu’ils ne se perdent pas : « Ils
savent pas que ma pirogue est immobile quand je voyage, ancrée comme une
terre !… »
De cette manière, Bluff
n’est pas seulement un roman au présent qui convoque dans l’urgence les hommes
face au danger. Il est aussi la réécriture, sur la surface à la fois mouvante
et inchangée des océans, de faits anciens sur lesquels se reposent les marins
d’aujourd’hui pour ne pas s’égarer. Le lecteur ne s’égare pas non plus, conduit
d’une main sûre par un écrivain qui trace le chemin à la perfection vers une
existence apaisée en harmonie avec la nature – mais seulement après avoir
traversé les tempêtes qui sont les épreuves initiatiques vers ce but.
Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy
Sur le territoire des Etats-Unis, Marc Dugain avait déjà
exploré en détail le destin d’Edgar Hoover, patron du FBI (La malédiction d’Edgar), et celui du tueur en série Edmund Kemper (Avenue des géants). Avec Ils vont tuer Robert Kennedy, il met la
barre un peu plus haut puisque la famille brisée par les assassinats reste un
mythe, certes écorné par de multiples révélations. Mais un mythe quand même,
qu’on approche avec une certaine prudence.
Trop habile raconteur d’histoires pour servir des plats
réchauffés, le romancier envisage de biais la mort de Robert Kennedy. Le
personnage principal est un professeur d’histoire contemporaine dont les
parents sont morts en 1967 et 1968. Il croit que leurs disparitions ont un lien
avec le meurtre du candidat à l’élection présidentielle de 1968. La part
d’ombre qui entoure la vie de son père, spécialiste de l’hypnose souvent requis
avec discrétion par les autorités et les célébrités, l’autorise à imaginer un
audacieux réseau qui lie les différents protagonistes de son roman personnel.
Cette quête paraît, par certains aspects, insensée. La
grille par laquelle le narrateur fait passer son analyse est trop serrée pour
autoriser une autre vision. Mais elle est aussi la colonne vertébrale du récit
et ce n’est pas la première fois qu’on doute d’un personnage occupé à imposer
son point de vue.
Le plus intéressant, cependant, est le portrait
psychologique de Robert Kennedy. Encore marqué par la mort de son frère, il a
été contraint de reprendre le flambeau familial alors qu’il ne se sent pas à la
hauteur : John, bien que physiquement diminué et compensant la douleur par
un comportement de séducteur effréné, a toujours été considéré comme le plus
brillant. Robert ne pouvait être que son double en mineur. Et cependant,
marchant dans les pas de son frère, il sait que la mort lui est promise aussi.
C’est écrit, ou presque, et il affronte la fin annoncée avec autant de courage
que de fatalisme. Le portrait est saisissant et très crédible.
Dans le va-et-vient constant entre la vision du narrateur et
celle des Kennedy surgissent quelques informations dont on ne sait ni ne veut savoir
si elles sont dues à l’imagination de l’écrivain ou à des sources fiables.
Elles pimentent, en tout cas, un livre fait pour plaire et qui y réussit très
bien.
Ananda Devi, Manger l'autre
La narratrice, 16 ans
maintenant, est née obèse, d’une mère obsédée par la minceur et d’un père qui a
construit une fiction pour expliquer le poids anormal de l’enfant : elle a
dévoré sa sœur jumelle dans le ventre maternel et est donc double. Mais elle
pèse comme quatre, au moins, objet de moqueries sur les réseaux sociaux qui la
traitent de baleine. La norme et le regard des autres sont au centre du récit,
conduit par une écriture audacieuse.
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