vendredi 4 mai 2018

14-18, Albert Londres : «Nos soldats l’ont dit: C’est la vraie guerre.»




Les armées en présence

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 1er mai.
Donnons, sur la formidable poussée allemande et concernant les effectifs, les chiffres les plus exacts qui aient été encore arrêtés.
Les Allemands avaient massé sur le front de France 206 divisions. Sur ces 206 divisions, 140 jusqu’à ce jour ont été engagées. Sur ces 140, plusieurs ont été ramenées au combat, quelques-unes jusqu’à trois fois, ce qui porte à 186 le nombre des divisions qui entrèrent dans la lutte. Il reste donc aux Allemands 66 divisions qui n’ont pas donné. Sur celles-ci, 10 sont mauvaises et incapables de fournir l’effort qu’exige la bataille.
Au début de l’offensive, l’ennemi comptait dans ses dépôts de l’avant 200 000 hommes et dans ses dépôts de l’intérieur 450 000. Dans six mois, en octobre, il ajoutera à ces réserves sa classe 1920, soit 450 000 hommes.
Voilà la fortune humaine de l’Allemagne. Quelles sont ses pertes, depuis quarante jours ? Là, le calcul ne peut être fait qu’avec les données de l’expérience. Et ce n’est pas, hélas ! ce qui nous manque. On peut admettre que les Allemands retirent leurs divisions engagées ou arrêtent leur effort quand elles ont perdu une moyenne de 2 200 hommes environ. Les 140 divisions allemandes de leur première ruée, ayant passé par là, on pourrait donc écrire sans exagérer que 400 000 de leurs soldats sont hors combat. Notre état-major, préférant être en dessous de la vérité, ne chiffre qu’à 350 000 le nombre des pertes.
Les Allemands ayant plus de réserves qu’ils n’ont eu de déchet peuvent donc, avec autant de force que le 21 mars, ordonner un nouveau départ.
Mais, car il y a un mais, mais l’unité de commandement est venue. Le 21 mars, une véritable ligne, une arête séparait les armées britanniques des armées françaises. Chacune était chez soi. Il y avait deux champs de bataille. Il existait bien une entente entre elles, mais au point de vue militaire c’était insuffisant. Une entente sous deux pouvoirs est un attelage avec deux cochers qui ne fouetteraient pas leurs deux chevaux liés dans une même direction. C’est ce qui s’est passé. C’est ce que les Allemands espéraient. Leur but était gigantesque. Ils visaient l’anéantissement de l’armée anglaise qui, parce que plus jeune comme soldats et état-major leur paraissait plus facile à détruire. Cela fait, ils avaient l’espoir d’empêcher l’armée française d’intervenir. L’armée von Hutier était chargée de ce rôle. Elle devait forcer la gauche française, qu’elle ne pouvait supposer si leste, à se retirer. La route de Compiègne et de Paris se serait alors trouvée ouverte, elle y marchait.
La gauche française ne se laissa pas brimer. Plus l’Allemand voulait l’en séparer plus elle se colla aux Anglais. Le démembrement ne put pas se faire. L’Allemand voulait rompre la ligne, le Français, aussi opiniâtre, voulait la reformer. Le Français eut raison.
À cette course, le front s’allongea de 85 kilomètres. Les Français n’hésitèrent pas. Ils prirent ces 85 kilomètres de supplément à leur compte. Ils firent mieux, ils en prirent encore 10 de plus. Depuis le 21 mars, l’armée française allongea son front de 95 kilomètres.
Toute l’extension qui résulte de l’offensive allemande pèse sur eux. Ils ont arrêté le boche. Ils ont dégonflé ses plans. Ils ont contenu la plus formidable poussée – plus de deux millions d’hommes – du barbare. Ils ont couvert Amiens. Ils ont ressoudé la ligne. Ils sont montés dans les Flandres. Ils ont couru à la bataille de l’Oise, à la bataille de la Somme comme à la bataille d’Ypres. Ils sont prêts à soutenir les Britanniques dans n’importe quel secteur. À l’heure qu’il est, le boche peut chercher, il ne trouvera plus un seul front anglais. Le front est commun. Partout où les Anglais sont, nous sommes. C’est le commandement unique. Si les Allemands ont 66 divisions en réserve, il nous en reste davantage.
Cela s’est fait avec entrain, ardeur, passion. Nos soldats l’ont dit : C’est la vraie guerre. Ils s’y sont jetés avec toute leur vitalité. On les voulait. On ne les a pas eus.
Le Petit Journal, 4 mai 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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