Pays invité du Salon du Livre de Paris, l'Argentine a dépêché des auteurs - vivants, cela va de soi. Les éditeurs français ont profité de l'occasion pour concentrer, depuis le début de l'année, les sorties de traductions venues de ce pays. Le Monde des Livres, hier, leur a fait une belle place et je vous renvoie vers ce supplément pour tout savoir des dernières parutions. En ce qui me concerne, je n'ai pas eu le temps de consacrer à ces nouveautés le temps qu'il aurait fallu pour les lire. Mais la littérature argentine n'est pas née avec la génération actuelle de ses écrivains. Et l'ombre de Jorge Luis Borges plane toujours sur les lettres de ce pays. Voici donc l'article que j'avais consacré à Borges, il y a une vingtaine d'années, lors de son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade (dont je vous parlais il y a peu).
L’apparition d’un auteur contemporain en Pléiade est
toujours un événement dont il faut mesurer l’importance en fonction de
plusieurs critères. D’abord, celui - inhabituel - du rôle qu’il a joué dans l’édification
de cette sorte de statue définitive à laquelle plus personne ne pourra apporter
de retouche avant longtemps. Jorge Luis Borges est intervenu lui-même, lors de
ce que l’éditeur, Jean-Pierre Bernès, qualifie de « longues séances de travail dont nous voulions oublier qu’elles
étaient comptées ». Ces séances se déroulaient peu de temps avant la
mort de l’écrivain argentin. Lucide jusqu’au bout, il effectuait des choix plus
souvent en direction de révélation d’inédits que d’occultation de textes déjà
publiés. Il est assez fréquent, en effet, qu’un auteur ayant atteint la
maturité juge non seulement inutile mais même déplaisant de redonner les textes
de ses débuts.
Sans doute restera-t-il, dans le cas de Borges, quelques
morceaux à récupérer plus tard, notamment dans les Inquisiciones, un recueil d’essais paru en 1925 et dont François
Taillandier, auteur d’un essai sur son œuvre, rappelle qu’il a toujours refusé
de le laisser rééditer. On en trouve quand même, dans le premier volume des Œuvres complètes, de nombreux extraits,
parmi les plus significatifs, que leur auteur a voulu sauver par un subterfuge
touchant, explique Jean-Pierre Bernès dans son introduction. Donc, ne chicanons
pas: cette édition d’aujourd’hui est, pour les textes déjà publiés
précédemment, largement satisfaisante. Elle répond, en outre, bien mieux encore
à l’attente des lecteurs qui espéraient découvrir des inédits. Nous y
reviendrons.
Avant cela, un parcours rapide dans la matière déjà connue
du premier volume des Œuvres complètes
constituera un rappel utile. On y trouve quelques ouvrages très connus dont
quatre ont contribué pour beaucoup à la célébrité internationale de leur
auteur: Histoire universelle de l’infamie,
Histoire de l’éternité, Fictions et L’Aleph. Ce n’est pas tout, même si c’est là le meilleur. Après Ferveur de Buenos Aires, Evaristo Carriego manifeste en tout cas
un authentique attachement à l’Argentine, même si François Taillandier écrit de
ce dernier texte: « On conseillera
au novice de ne pas commencer par là. » On ne lit pas ce livre pour
savoir qui était Evaristo Carriego, poète argentin peu connu, mais pour
comprendre quels étaient les rapports de Borges avec sa culture. Il n’est pas
question que de poésie dans cet essai. Il est aussi, et largement, une
description de quartiers populaires auxquels on sent Borges très attaché, au
moins au moment où il écrit cela. L’écrivain intellectuel dont on connaît l’image
ne vient donc pas de nulle part et ne peut s’apparenter à un pur esprit. La
chronologie de l’œuvre remet cela en mémoire et il n’est même pas nécessaire de
passer par des détours vraiment biographiques pour comprendre l’importance des
racines argentines chez Borges. Les textes suffisent.
Puis vient le temps du style Borges, d’une manière qui n’appartient
qu’à lui: « L’œuvre de Borges se
donne désormais comme écrite en marge, ou comme un miroir, de la Bibliothèque -
ou mieux: de la bibliographie », commente François Taillandier dans un
beau raccourci qui vient au moment d’Histoire
de l’infamie. Il n’y a pas que des raccourcis dans son essai, il y a aussi
et surtout une tentative plutôt réussie de ne pas réduire Borges à quelques
images dont on se contente trop aisément. De l’ironie du dilettante à la
modestie de l’apprenti - du pèlerin - l’œuvre de Borges est une initiation à l’énigme,
à l’humilité et au doute.
Paradoxalement, ce ne sont pas les valeurs qui apparaissent
le plus clairement dans les nombreux textes inédits en français du premier
volume des Œuvres complètes. Pour l’essentiel,
il s’agit d’articles critiques, de l’actualité du livre, de brèves biographies.
Il faut prendre des exemples, parce qu’ils sont terriblement
éclairants et donnent toujours envie de vérifier, pour soi-même, la pertinence
des avis de Borges, notamment sur des cas précis. Il parle de Rimbaud, à l’occasion
de la publication de deux études, en 1937. L’une, de Daniel-Rops, «étudie»
Rimbaud d’un point de vue catholique; l’autre, de MM. Gauclère et Étiemble, l’envisage
à partir du fastidieux point de vue du matérialisme dialectique. Inutile d’ajouter
que Daniel-Rops accorde beaucoup plus d’importance au catholicisme qu’à la
poésie de Rimbaud et que Gauclère et Étiemble s’intéressent moins à Rimbaud qu’au
matérialisme dialectique.
Il suffit de quelques lignes, parfois, pour tirer un trait
sur un sujet qui l’ennuie. Cela peut paraître très injuste: « L’une des coquetteries littéraires de
notre temps consiste à élaborer de façon méthodique et angoissée des œuvres qui
aient une apparence chaotique. Simuler le désordre, construire péniblement un
chaos, utiliser son intelligence pour obtenir les effets du hasard, telle fut,
à leur époque, l’œuvre de Mallarmé et celle de James Joyce. La cinquième décade
des Cantos de Pound, qui vient de
paraître à Londres, continue cette étrange tradition. »
Pour bien comprendre ceci, il faut savoir que Borges est
loin d’être un adepte de l’art pour l’art. Ses positions sont d’une extrême
cohérence, presque aussi construites que ses Fictions - tout est littérature chez lui, aussi bien l’invention
que le commentaire. Il revient souvent, et avec insistance, sur une obsession
dans laquelle il ne se reconnaît pas. « On
a la superstition du style », écrit-il dans un de ses textes les plus
éclairants sur le sujet. Il s’élève à la fois contre les habitudes qui veulent
faire juger un livre à l’aune de son écriture plutôt que du traitement de son
sujet, et fait remarquer qu’on s’interroge trop rarement sur la véritable
valeur stylistique, selon les critères d’aujourd’hui, des grandes œuvres: « On attribue toujours un style
excellent aux bons livres, et cette attribution qui va de soi pour les lecteurs
inconditionnels, ne correspond presque jamais aux intentions de l’auteur. Que
le Quichotte nous serve d’exemple.
Devant l’excellence irrécusable de ce roman, la critique espagnole lui attribue
des qualités de style qui paraîtront mystérieuses à plus d’un. » Ah!
bon? Et voilà, dans le même sac, Dostoïevski, Montaigne, Samuel Butler...
Borges ne diminue en rien l’importance de leurs livres, il dit seulement: on ne
les porte pas toujours aux nues pour de bonnes raisons.
On puise dans ces articles avec une avidité qui ne se calme
jamais, au contraire. Plus on en lit, plus on a envie d’en savoir. C’est bien
là, en effet, la confrontation d’un écrivain avec son univers, la littérature,
et plus que son univers: son oxygène, sa nourriture. Ce livre est fait de
livres, écrit-il dans la préface de ce premier volume. De livres et de la vie
du livre. Car Borges ne se prive pas de baguenauder en marge des œuvres,
parlant par exemple du prix Nobel - qu’il n’a jamais obtenu, mais il est peu
probable que l’article qu’il consacra en 1936 au couronnement d’Eugène O’Neill
y soit pour quelque chose. Dans les règles d’attribution de ce prix, il voit un
effet pervers: « Le noble but
essentiel de répartir les prix de façon impartiale, sans distinction de
nationalité d’auteurs, se présente en fait comme un internationalisme insensé
et une rotation géographique. » Qui ne le sait en effet? Mais qui l’écrit
avec cette force sereine?
Et puis, parce qu’il faut bien en finir alors qu’on voudrait
évoquer bien d’autres textes, ce dernier exemple, qui montre non seulement
combien Borges était attentif à la production mondiale mais n’était pas non
plus indifférent aux idéologies. En 1937, il consacre une note de lecture à un
«ouvrage didactique» d’Elvira Bauer: Trau
keinem Jud bei seinem Eid. Cinquante et un mille exemplaires vendus, ce qui
n’est pas rien, en Allemagne, où il a entendu dire que la critique est
interdite aux critiques et qu’on ne leur permet que la description des œuvres.
Il fera donc la description de quelques gravures, confiant au lecteur le soin
de se faire sa propre interprétation: un créancier juif emmène les porcs et la
vache de son débiteur; un millionnaire juif chasse deux mendiants de race
nordique; un boucher juif piétine de la viande; etc., jusqu’à conclure sur
cette citation du livre: « L’Allemand
avance, le juif se traîne. » On notera bien qu’à aucun moment Borges n’a
donné son avis. Mais qui aurait pu ne pas comprendre?
Décidément moins entier qu’il y paraissait, Borges est bien
un des auteurs essentiels de notre temps. Sa présence dans la Bibliothèque de
la Pléiade est une des ces évidences dont on se réjouit.
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