Karine Tuil possède deux
registres. Pour le dire vite : la légèreté et l’humour d’une part, la
gravité de l’autre. Son neuvième roman, L’invention de nos vies, appartient au second pan de son œuvre, dont il est
probablement, à ce jour, la plus belle réussite. Ample et dense, il fouille en
profondeur l’histoire de deux amis inséparables, Samir et Samuel, que la vie a
malgré tout fini par séparer. Le premier, fils d’immigrés tunisiens, installé
aux Etats-Unis, présente toutes les apparences de la réussite sociale mais il a
menti sur ses origines pour se faire une place au soleil et a emprunté en
partie la biographie de Samuel, juif. Celui-ci, qui rêve de devenir un grand
écrivain, va d’échec en échec. Entre eux, il y a Nina. Elle vit avec Samuel
mais a aimé Samir. Les parcours des deux hommes, aujourd’hui très éloignés l’un
de l’autre, sont destinés à se croiser à nouveau et à évoluer de manière
inattendue. C’est puissant, passionnant, d’une intelligence sensible à travers
laquelle tous les éléments du roman se mettent en place avec naturel.
Votre écriture est à la fois très travaillée et
très libre. Cela correspond-il à une évolution dans votre travail ?
Je souhaitais écrire un roman sur la brutalité
sociale, un roman qui démonterait les mécanismes de notre société obsédée par
la performance, la réussite et, pour cela, j’ai cherché une langue qui
correspondrait à mon propos, qui traduirait précisément cette violence. J’ai donc
choisi des phrases longues – surtout au début du livre –, une ponctuation particulière avec l’emploi de
barres obliques pour créer du rythme, un souffle, une forme d’élan. La société
nous écrase de ses exigences. Je voulais qu’au début du livre, le lecteur
ressente physiquement cette sensation d’étouffement, cette pression. Que le
texte lui résiste. J’aime qu’un livre mette un peu mal à l’aise, qu’il
déstabilise. L’écriture est rapport de force, déséquilibre, inconfort. Mais une
fois qu’il aura forcé le texte, le lecteur doit être littéralement emporté par
le flux des mots, transporté par l’histoire.
Les notes en bas de page offrent des fragments
biographiques à des personnages qui ne font que passer. C’est une manière de
leur donner une vraie consistance ?
L’invention de nos vies est un livre sur les compromissions, les
trahisons que chacun est prêt à faire pour trouver sa place sociale. Il me
semblait donc important de faire exister les personnages secondaires, les
figurants, de montrer que ces êtres qui ne font que passer dans le roman ont
aussi leur existence propre, leur individualité – leur place sociale –, qu’ils
soient simples ou puissants. Et puis, j’aime être formellement surprise par un
roman. Le classicisme m’ennuie.
Samir et Samuel éprouvent l’un envers l’autre
autant d’envie que de mépris. Entre eux, Nina est, d’une certaine manière, le
prix de la compétition. Aviez-vous d’emblée mis en place ce schéma ?
L’idée était de montrer l’extension du domaine de
la rivalité, de la compétitivité à la sphère sexuelle, amoureuse, intime. Ces
deux hommes aiment la même femme – la très sensuelle Nina – et elle devient
très vite un enjeu de pouvoir entre eux. Il s’agit de gagner non pas l’amour d’une
femme mais sa personne. Elle devient un enjeu social, un trophée qu’on exhibe :
l’avoir, se montrer à ses côtés, c’est atteindre une nouvelle marche vers le
succès.
La réussite sociale de Samir est d’autant plus
fragile qu’elle est construite sur le mensonge. Etait-ce un des thèmes que vous
vouliez aborder ici ?
Oui, je voulais écrire un livre sur le mensonge, l’histoire
d’un homme dont toute la vie – une vie brillante, riche, en apparence réussie –
repose sur une imposture. La duplicité identitaire, la double vie sont des
thèmes que j’aborde depuis mes premiers livres. J’aime les anti-héros, dévoiler
leurs failles, leur construction intime, leur mécanique intellectuelle, leurs
blessures secrètes. Les gens lisses ne m’intéressent pas – et d’ailleurs
existent-ils ? C’est un mythe. Tout le monde porte une fêlure en soi. Une
faille. Une tache. Et la réalité n’a fait que conforter ce que je pressentais. On
a vu, avec l’affaire Cahuzac notamment, comment un homme peut se retrouver
prisonnier de son mensonge au nom d’une certaine idée de la réussite sociale.
Par goût du pouvoir. Mais comme le dit le proverbe que je cite dans le
roman : « Avec le
mensonge on peut aller très loin mais on n’en revient jamais. »
En regard, l’échec de Samuel, malgré l’évolution
qu’il va connaître au fil du temps, lui reste collé à la peau. Ou inscrit dans
son caractère. Toute gloire est-elle futile ?
Je le crois profondément, oui. Les honneurs ne
comblent rien, ne résolvent rien. Ils ne réparent pas les failles narcissiques,
n’atténuent pas les doutes liés à la création, à la fragilité que suscite
l’acte d’écrire. J’aime beaucoup cette phrase de Gombrowicz issue de son Journal (1967) :
« Je sais depuis longtemps – j’étais en quelque sorte prévenu d’avance
– que l’art ne peut, ne doit pas apporter de bénéfices personnels… que c’est
une entreprise tragique ». Un
artiste ne devrait jamais songer aux honneurs, à une consécration et pourtant,
il écrit pour trouver sa place sociale, obtenir une forme de reconnaissance. Du
temps où il n’était pas reconnu en tant qu’écrivain, Isaac Bashevis Singer
songeait tous les jours au suicide…
Dans quel état sort-on de l’écriture d’un tel
livre ?
Dans
un état de stupeur, de fragilité. J’ai écrit ce livre contre. Contre tout ce
qui me déplaisait ou me révoltait dans la société. C’est un livre plein de rage
et de colère. J’en suis sortie vidée comme après un long combat – que dans le
domaine littéraire, on n’est jamais sûr de gagner…
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