Comme dans Il faut qu’on parle de Kevin, Lionel
Shriver s’attaque à un sujet de société, d’une manière telle que le débat est
déjà dans le roman. Après l’extrême violence d’un adolescent, voici avec Tout ça pour quoi le vaste panorama des
comportements devant la maladie, élargi aux rapports individuels avec l’argent.
La romancière pose les questions, ses personnages y répondent à leur manière.
Au cœur du livre, le
couple formé par Shep et Glynis. Il est bricoleur, ainsi qu’il aime encore à se
définir malgré le succès de l’entreprise qu’il a montée, puis vendue à bon prix
– un million de dollars, moins les impôts. Elle crée des bijoux, plus soucieuse
de leur perfection et de leur originalité que de la rentabilité de son travail.
Ils partagent un rêve qui est surtout celui de Shep : quitter les
Etats-Unis pour se poser sur une petite île près de Zanzibar, et vivre de peu
dans un décor paradisiaque. Ils ont accompli de nombreux voyages exploratoires
pour choisir l’endroit, avec l’espoir de rassembler un jour assez de fonds pour
le grand départ. L’argent est là. Mais, le temps de prendre la décision, Glynis
tombe malade. Le cancer qui la frappe est rare et nécessite des soins très
coûteux, de quoi entamer les économies destinées à l’avenir.
Le meilleur ami et compagnon
de travail de Shep, Jackson, connaît ces soucis depuis longtemps. Avec Carol,
son épouse, ils ont une fille dont la maladie s’est déclarée il y a des années.
Les traitements sont assez onéreux pour que Carol continue à travailler sans en
avoir envie. Le goût de Jackson pour les paris n’arrange rien, ni
l’agrandissement pénien raté auquel il a cru devoir se soumettre pour
reconquérir une femme qu’il imagine de plus en plus lointaine. Les frais
s’ajoutent aux frais, les dettes s’accroissent.
Puisque les deux couples
sont confrontés au coût de la médecine, à ce qui est couvert ou non par
l’assurance-maladie, les conversations entre Shep et Jackson roulent souvent
sur ce terrain-là. Leurs points de vue opposés nourrissent le débat dont nous
parlions plus haut. Shep est un type foncièrement honnête, qui n’a jamais
cherché à frauder l’Etat, et qui juge normal que l’impôt ou les assurances
soient redistribués aux plus faibles. Jackson, au contraire, râle sans cesse
contre ce système : « le
gouvernement était devenu une société à but lucratif, celle dont rêverait
n’importe quel magnat de l’industrie : un monopole naturel qui pouvait
faire payer le prix qu’il voulait sans être obligé de fournir en échange un
produit de quelque type que ce soit. » Il pense à écrire un livre
auquel il ne se mettra bien sûr jamais, sauf pour le titre dont il fournit
différentes versions à jet continu, brodant sur le thème des Profiteurs et des
Pigeons.
Les arguments, exposés dans le détail, sont
parfois fastidieux. Pas inutiles, cependant, pour comprendre comment fonctionne
la médecine et sa couverture sociale aux Etats-Unis. Lionel Shriver,
heureusement, ne se contente pas d’un thème de discussion – sans quoi elle
aurait écrit un essai ou un pamphlet. Elle fait vivre, autour de lui, des
individualités complexes, parfois contradictoires (comme nous le sommes tous,
au fond), et surtout prises dans des faisceaux serrés de contraintes dont elles
ne sont pas toujours responsables. Les aspects humains du livre en sont le
meilleur, parce qu’ils ne peuvent se traiter en une émission de télévision, au
contraire du sujet de débat, qui semble fait pour ça. Plutôt que pour un roman.
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