Une voix d’homme au milieu des canons
Furnes, 17 novembre.
L’auto de Mlle Miss était la seule chose sur la route.
Mlle Miss a des bottes, un pardessus kaki, une casquette retenue sous le
menton. Son brassard ayant tous les cachets, elle va pour son compte chercher
les blessés sous n’importe quoi. Elle les place dans sa voiture, prend le
volant, les ramène à Furnes et repart. C’est une Britannique.
Elle était à son ouvrage. Nous écrivîmes sur la boue de sa
glace : « Bonjour, mademoiselle Miss, bon retour ! », et
continuâmes vers Dixmude.
Depuis deux jours Dieu s’en mêle. Stimulé par ses créatures,
il a sorti son arsenal : l’éclair, le tonnerre, la pluie, le grêlon. En
temps régulier, il y aurait de quoi se voir tomber dans toutes les maladies. C’est
la guerre. On a froid mais on ne met pas de complaisance à le sentir. On a
froid, on est trempé, mais comme si l’on ne devait pas avoir chaud, comme si l’on
ne devait pas être au sec. C’est bien.
Les grêlons craquent sous la semelle, C’est un petit jeu.
Toujours un moment de soustrait aux grandes vagues d’émotion qui vous pressent.
Chaque fois, en approchant du combat, votre être intérieur se renouvelle ainsi.
Il y a réellement, à un certain endroit des champs, une barrière invisible, où
d’un côté l’on respire le commun, et
de l’autre, le choisi. L’âme change d’enveloppement :
vous passez d’une vie dans la vie.
Nous avions franchi la barrière. Ces maisons là-bas, c’était
Alveringhem, près de Dixmude. Nous savions que par là, souterrainement, les
Belges veillaient. Nous prenons en pleine terre, allant vers eux.
Le canon recouvrait normalement la région de son bruit. Un
autre bruit nous frappa l’oreille : on parlait fort. Nous avançons. À l’abri
d’une haie, plusieurs sections formaient un cercle cabossé. C’était du milieu
que venait la voix. Du milieu, par intervalle, s’élevait aussi, au bout d’un
bras, un parapluie replié. Sommes-nous devant Alveringhem, sous Dixmude qui ne
cesse de fumer, que les Allemands occupent pour un quart, les alliés pour un
autre quart ?
— David a vaincu Goliath ! disait la voix.
Ce n’était pas une récréation, une idée comme les soldats en
ont, c’était un discours.
— … Vous avez passé par de dures épreuves.
Vous avez eu faim, vous avez eu froid, vous avez froid. Vous avez connu l’amertume
des retraites. Vous étiez seuls à Liège, à Tirlemont, à Anvers, seuls contre un
formidable ennemi, formidable par le nombre et l’organisation.
À droite du cercle, de la tranchée, du côté qui n’a pas de
rebord, les Belges passaient précautionneusement les yeux.
— … Il y a vingt jours, les Allemands faisaient un
effort désespéré pour vous enfoncer. J’étais parmi vous. Je vous encourageais,
je vous demandais de tenir, je vous adjurais de défendre, coûte que coûte, ce
qui restait de votre territoire. Vous l’avez fait. Vous avez arrêté le Boche…
— Oui, disaient les yeux brillants des petits Belges.
— Je viens vous en féliciter !
Un train anglais blindé, circulant sur une ligne proche, mit
en batterie ses grosses pièces de marine.
— Je viens vous en féliciter…
La voix humaine était couverte.
— Je viens vous en féliciter. Le roi m’a dit…
Un officier qui ne quittait pas ses jumelles cria :
— Baissez-vous, monsieur le ministre.
L’Allemand ripostait à l’Anglais. Le shrapnell fit sa gerbe
cent mètres devant la haie.
— Le roi m’a dit : « Allez voir les troupes.
Faites-leur toucher leur héroïsme. Apprenez-leur où nous en sommes. Allez
aviver leur espérance. » Mes amis, votre espérance, si elle est comme la mienne,
doit être bien brillante. Au début vous étiez seuls.
— Baissez-vous donc, monsieur le ministre, cria l’officier !
Toujours devant la haie.
— Maintenant regardez : les Français, les Anglais
sont à vos côtés. Des Indes, de l’Afrique du sud, du Canada, de toutes les
terres, les hommes de liberté viennent vous apporter leur cœur et leur
poitrine. Les cosaques, les cosaques sont en Prusse. Ils font déjà connaître à
vos ennemis les misères de l’invasion.
— Bravo ! bravo !
— Mes amis ! on a cependant encore besoin de votre
courage. Vous avez froid, vous avez la pluie sur les reins, avec l’Allemand ça
vous fait trois ennemis, soyez trois fois plus fort. Rien ne doit plus vous
arrêter, même si vous n’aviez plus de souliers, même si vous n’aviez plus de
pain, car je vous dirais comme Bonaparte à ceux d’Italie : « Allez en
chercher là-bas ! »
La pluie était de la grêle. On ne savait plus si les
déchirements lumineux du ciel venaient du canon ou du tonnerre.
— … Car là-bas, ligotées, sont vos mères et vos
femmes. Elles attendent que vous veniez les délivrer. Quand elles vous
embrasseront, ce sera sur vos fronts glorieux. Dans nos villes ! mes amis,
dans nos villes ! et le drapeau devant !
— Vive la Belgique !
— Vive la Belgique !
— Vive la Belgique ! crièrent tous les yeux des
tranchées.
M. Émile
Vandervelde, citoyen, ministre d’État,
avait parlé.
La nuit, avec sa traîne piétinée par les éclairs, glissait
vite. Regagnant leurs abris, les hommes se dispersaient à quatre pattes. Le
ministre regardait. Devant lui, un soldat leva le cou et lui dit :
— Émile !
C’en était un de Charleroi. Un des meetings.
— Bonjour, dit le ministre. On peut compter sur
toi ?
— Je défendrai la patrie comme j’ai défendu la sociale.
— Alors, ça va.
Le train blindé malmène les positions allemandes. Il circule
après chacun de ses coups. Les ripostes n’arrivent pas à le repérer. Elles s’exaspèrent.
C’est par cinq coups à la fois qu’elles arrivent. Et les coups sont l’un sur l’autre.
Ces batteries ressemblent à la personne en colère qui mêle
ses mots dans la fureur de n’avoir pas raison.
La voix d’Émile
Vandervelde est encore dans l’air. Elle a vaincu pour un moment celle des
engins. Ce soir des hommes pensent.
Car ils sont partis, il y a cent dix jours, voyant
merveilleusement où ils allaient. Il y avait assez d’enthousiasme dans leurs
yeux pour que leurs routes en fussent éclairées. Ils marchaient en connaissance.
Ils ont marché. Ils ont marché. Les mois ont amené une autre saison. Les habits
se sont ratatinés sur les côtes : les jambes se sont trouvées moins
légères. Le temps, le malaise, l’usure se suivant ont fait leur pesée sur les
épaules.
Or, ces temps, par ces nuits et ces jours de froid, de pluie,
de tonnerre et de mort, il faudrait être bien magnifique pour ne pas sentir
pleurer en soi. Quand un soldat pleure, la vérité n’est pas de le consoler, c’est
de le réveiller de ses larmes.
Émile
Vandervelde, citoyen et ministre, est venu sonner du clairon. Il a rallié la pensée.
L’homme est plus droit. Le devoir ! on l’aurait
toujours fait. Aurait-on toujours su que c’est une chose comme le ciel, que l’on
voit peut-être, mais dont on n’a jamais pu toucher l’extrémité !
Albert Londres.
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