Non, vous ne trouverez ici rien de ce que vous attendiez
peut-être sur la vie privée de Lydie Salvayre, des nouvelles de sa santé, de sa
vie amoureuse, de sa famille – sinon que vous avez entendu parler de sa mère
pas plus tard qu’hier. Car les livres disent tout de la romancière
extraordinaire qu’est Lydie Salvayre et, de temps à autre, un peu d’elle-même.
Je la lis depuis ses débuts, j’ai souvent expliqué pourquoi elle me fascinait.
Le Goncourt qui est venu couronner son œuvre est l’occasion de revenir sur un
parcours littéraire d’exception. Pas question non plus, donc, de vous dire en
cinq points à l’usage des nuls (et commentés par un nul, car ce que j’ai lu
hier sous cette forme était truffé d’erreurs) pourquoi il faut lire Lydie
Salvayre. Prenez votre temps, on y va, il y a treize étapes (plus une, Pas pleurer, mais je ne vais pas la refaire
aujourd’hui) dans ce voyage. Les lecteurs fidèles de ce blog en ont déjà
découvert quelques-unes au fil du temps. Mais peut-être, si leur fidélité
repose sur quelques goûts en commun, n’auront-ils pas de déplaisir à retrouver
ces livres.
La vie commune (1991)
Lydie Salvayre vient seulement de publier son deuxième
livre, La vie commune (après La déclaration, paru l'an dernier) et
déjà on sait qu'elle apporte à la littérature française quelque chose de fort,
de colérique. « Je n'écris que dans
la colère, et mue par elle. D'ailleurs, je me dis que si un jour je ne suis
plus en colère, je n'écrirai plus », affirme-t-elle. « Il faut faire une littérature de la
cruauté comme on fait un théâtre de la cruauté, d'abord pour lutter contre le soft et le mièvre ambiants, que je trouve
mensongers et qui m'écœurent. »
Dans La vie commune,
une secrétaire occupe, seule, son poste depuis longtemps, et on comprend petit
à petit ce qu'elle ne veut pas savoir, c'est-à-dire qu'elle s'approche de l'âge
de la retraite. Elle voit avec stupéfaction, puis colère en effet, une « nouvelle »
arriver sur son territoire qu'elle est donc obligée de partager. Et ce partage,
dont elle devine qu'il précède une prise de pouvoir de « l'autre »,
lui est totalement insupportable.
« Ce livre m'a
amené à réfléchir sur commun, commune, communauté, communisme, etc., la pire et
la meilleure des choses. Les communautés de voisinage, professionnelles ou
familiales sont si douloureuses à vivre parce qu'il n'y a pas de lien, soit
l'amour, soit Dieu, soit la politique... J'ai l'impression que c'est cela qui
rend les communautés folles. »
Suzanne, la secrétaire âgée, souffre d'une paranoïa à
travers laquelle elle interprète tout ce qui se passe autour d'elle : à
ses yeux, tout le monde est ligué contre sa propre personne et veut qu'elle
s'en aille. C'est là où Lydie Salvayre, romancière, se souvient qu'elle est
aussi psychiatre.
« Je me suis mise
à écouter avec beaucoup d'attention les paranoïaques, ceux qui sont dans la rue
et ceux que je vois en cabinet. Et je me disais que les dangers qu'ils
dénonçaient, même s'ils les dénonçaient de façon délirante, apocalyptique,
cosmique, étaient souvent des dangers réels et que, en fait, il fallait les
écouter avec beaucoup de soin parce qu'ils nous renseignaient sur la méchanceté
et la bêtise du monde. »
Dans le cas de cette femme, la menace tient aussi à une
manière de vivre et de penser : « Elle
n'arrive pas à bien nommer cette menace, ou elle la nomme à côté puisqu'elle
parle de l'odeur, de la mastication, etc., alors qu'en fait c'est la bêtise des
préjugés petit-bourgeois et de l'entreprise, qui la rend bête elle-même et qui
rend bête l'auteur qui en parle. Elle le sent de façon très intuitive, mais
c'est une menace vraie et terrible. »
Malgré son écoute quasi professionnelle, Lydie Salvayre
n'est pas tombée, avec La vie commune,
dans l'écueil de la description d'un cas. Son livre est un authentique roman (« J'essaie d'oublier tout ce que j'ai
lu, toute la théorie, parce que je sais bien que c'est la plupart du temps un
écran pour ne pas comprendre », dit-elle) et, en outre, un roman qui
bouleverse profondément. Car ce qu'on y entend est une voix habitée par la peur
et cette peur devient tangible, presque concrète au fur et à mesure que le
personnage s'y enferme.
La médaille (1993)
Vous souvenez-vous des Comices, dans Madame Bovary ? Rodolphe fait le beau auprès de sa belle,
pendant que les orateurs se succèdent sur l'estrade, se félicitant du progrès
dont ils sont, évidemment, les artisans. Et puis vient l'heure des récompenses
aux obscurs, aux sans-grades. Parmi eux, Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux se
voit attribuer une médaille d'argent – valeur vingt-cinq francs ! – pour
cinquante-quatre ans de service dans la même ferme. Il faut un peu de temps
avant qu'elle se décide à monter elle aussi sur l'estrade pour recevoir sa
récompense. Cette petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait
se ratatiner dans ses pauvres vêtements ne sait trop ce qu'elle doit faire.
C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si
nombreuse. Flaubert la décrit et termine son paragraphe par cette phrase aussi
terrible que célèbre : « Ainsi
se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. »
Lydie Salvayre a-t-elle relu récemment Madame Bovary ? Ou bien, comme beaucoup de lecteurs de ce
roman, a-t-elle cette scène imprimée dans sa mémoire, comme si elle y avait
assisté, depuis très longtemps ? Toujours est-il que son troisième roman, La médaille, fait irrésistiblement
penser à ces Comices, transportées dans une époque qu'on imagine située dans un
futur proche. Il s'agit bien, en effet, d'une cérémonie du même genre, avec
allocutions des responsables et réponses des médaillés. Les allocutions,
ponctuées de slogans, imprimés en capitales, qui se veulent forts et définitifs
– une chambre pour chacun, l'usine est l'avenir de l'homme, le même restaurant
pour tous, foncez et vous réussirez, etc. – donnent la mesure de l'ambition
planétaire d'une société industrielle puissante, prête à tout écraser sur son
passage, en commençant par les personnes qu'elle emploie, pour augmenter les
bénéfices.
C'est tout bonnement extraordinaire, et drôle à se rouler
par terre. Les arguments utilisés par les orateurs sont si énormes qu'ils se
retournent évidemment contre eux dans l'esprit du lecteur et que les discours
deviennent, au second degré, de grands monuments à la bêtise humaine. Il faut
écouter – oui, écouter, parce qu'on sent, dans les articulations des phrases,
comment celles-ci sont dites plutôt qu'écrites, voire assénées plutôt que dites
– le « sémillant directeur des
Relations humaines » expliquer pourquoi l'homme ne doit pas craindre
de disparaître au profit de la machine qui serait génératrice de pertes
d'emploi : « Toutes choses
considérées, il en ressort que l'homme est beaucoup moins coûteux que la
machine. (...) L'homme est ductile, maniable, et je dirai extrêmement
sophistiqué, infiniment plus sophistiqué que la machine, tout en restant d'un
usage fort simple. (...) D'une manière générale, il se détériore beaucoup plus
lentement que celle-ci. Rares sont les machines qui fonctionnent plus de
quarante ans sans nécessiter des travaux onéreux. » Demandons-nous, au
passage, si l'homme n'a pas régressé depuis l'époque de Flaubert. C'était plus
de cinquante ans sans réparations majeures, en ce temps-là !
Et puis, les médaillés répondent. Ils ont été présentés
comme des cas exemplaires, bien entendu. L'un a un caractère effacé, une autre
fait preuve d'une admirable abnégation, une autre encore montre de la ténacité
et de l'abnégation – encore – au travail. Toutes qualités, avec quelques
autres, qui méritaient bien, en effet, d'être récompensées. Mais ceux qui sont
ainsi sommés de répondre (« J'étais
pas prévenue qu'il fallait faire un discours. Je croyais qu'on disait merci et
c'est tout. Je sais pas quoi dire, moi, devant tout ce monde »)
racontent généralement une vie parfaitement pitoyable, une plongée dans
l'horreur au quotidien. C'est la souffrance, la pauvreté, le détestable climat
du travail, l'alcoolisme, la brutalité. Presque uniquement des descriptions
négatives qui devraient se trouver annulées par la vertu de l'instant solennel
et qui, curieusement, font surface d'autant plus vivement.
Lydie Salvayre manie le contraste entre les allocutions et
les discours avec un art consommé. Bien entendu, elle met en évidence ce
qu'elle a dû avoir envie de montrer, l'absurdité, pire encore, le cynisme froid
d'un système tout entier orienté vers des buts qui n'ont évidemment rien en
commun avec ce qui se dit au premier degré.
Alors, bien sûr, au mépris de tout sens collectif des
responsabilités dont devraient faire preuve les ouvriers d'une usine où règne à
ce point l'idée de progrès, quelque chose va déraper. Tout le monde semble ne
pas comprendre l'intérêt qu'il y a à courber le dos et à ne pas parler trop
haut. Là où l'ordre devrait régner, le désordre intervient...
La médaille est un
régal de chaque instant. On pourrait y commenter presque chaque phrase, tant
Lydie Salvayre a pesé ses mots pour leur donner un sens – parfois ambigu,
d'ailleurs. Il n'est pas nécessaire d'être convaincu des dysfonctionnements de
notre société pour apprécier ce roman mais, un peu comme l'avait fait en son
temps René-Victor Pilhes avec L'imprécateur,
voici une saine réaction contre un consensus mou qui risque de nous conduire
vers des entreprises fonctionnant comme cette caricature.
La puissance des mouches (1995)
Lydie Salvayre n'aime pas trop parler de ses livres, ce qui
tombe assez bien : après avoir lu La
puissance des mouches, on n'a pas trop envie de lui poser des questions...
Le roman suffit à lui-même, coup de poing lancé dans l'estomac d'un lecteur qui
ne peut résister à la logique assenée par un narrateur ne conduisant cependant
pas lui-même le récit. Paradoxe superbement utilisé par Lydie Salvayre traquant
une vérité qui ne veut ou ne peut pas se dire.
Il apparaît très vite que l'homme qui parle a commis un
meurtre. Il est d'ailleurs emprisonné pour cette raison et doit s'expliquer non
seulement sur son acte mais aussi sur tout ce qui le précède et peut-être
l'explique. Son monologue est en fait une succession de réponses à des
questions qui jamais ne nous sont données – mais on les devine aisément, à la
teneur des propos et surtout de leurs dérives, quand le fil s'égare d'un côté
inattendu pour revenir brutalement au sujet qui doit être abordé.
Cette technique de narration demande une maîtrise totale,
parce que les informations doivent être données au lecteur dans une succession
logique – une logique de roman, pas nécessairement une logique de temps – sans
jamais perdre le naturel d'une évolution propre à un prisonnier face à ses
questionneurs. Un médecin, un juge, un infirmier peut-être, sont ainsi les
témoins silencieux d'aveux complexes portant le poids de toute une vie.
Au cœur du problème, on peut placer – d'autres lecteurs
feraient peut-être pencher la balance d'un autre côté – les rapports entre le
père et la mère. Le père est une sorte de brute épaisse qui ne connaît que le
langage de la violence, à peu de choses près, tandis que la mère est une
morte-vivante depuis qu'elle a rencontré cet homme qui lui a fait deux enfants,
d'une manière qui laissait bien peu de place à l'amour. Frère et sœur vivent
tête-bêche dans une petite alcôve qui leur laisse bien peu d'intimité, mais
leur autorise quand même une certaine complicité dans la révolte silencieuse
contre une autorité abusive – et, pour la fille, autorité jalouse de son
exclusivité qui sous-entend bien des ambiguïtés. Le coupable de meurtre – mais
on comprendra à la fin du livre seulement, malgré quelques indices antérieurs,
qui il a tué, qui il a dû tuer – n'en dit jamais trop, bien qu'il s'explique
longuement sur ses antécédents, et cela vaut toutes les plaidoiries.
Dans la situation où il s'est trouvé durant son enfance, il
ne pouvait qu'être pétri de haine et laisser celle-ci surgir un jour, se
concrétiser.
Rien ne s'arrange avec son travail, pourtant en apparence
voué au calme et à la réflexion : il est guide au musée de Port-Royal, ce
qui l'amène à lire et relire Pascal, à méditer ses pensées, même s'il ne les
comprend pas toutes, et à juger le genre humain en fonction des groupes de
touristes qu'il mène de salle en salle. « Il
éprouvait souvent du mépris pour ces personnes de toutes espèces, certaines
assoiffées de savoir anecdotique, d'autres au contraire soucieuses de
confronter leur réflexion à celle des grands hommes dont la présence reste vive
en cet endroit. » Avec, entre les deux extrêmes, tous les cas de
figure. Une chose est sûre : cela défile sans discontinuer (« Je guide mes moutons », dit-il), sous le regard vigilant d'un
directeur maniant alternativement la carotte et le bâton, sans objectivité
excessive. Tantôt il se plaît à faire valoir les talents de son meilleur
élément, tantôt il semble trouver une joie presque sadique à l'abaisser plus
bas que terre. Est-ce la figure du père qui aurait été retrouvée sous une autre
forme, celle du chef pour lequel l'autorité est plus importante que sa raison
d'être ?
Tous les éléments d'une vie telle que celle-ci constituent
un puzzle dont les pièces nous sont offertes l'une après l'autre, dans un
savant désordre qui nous aide en réalité à saisir progressivement une vue
d'ensemble. Il en ressort une certaine cruauté, parfois insupportable à force
d'être poussée jusqu'à la violence vraie, physique ou mentale. Cette
torture-là, imposée au personnage principal, le lecteur doit aussi la subir, et
y résister. Une leçon qui porte d'autant mieux qu'elle est exprimée dans une
langue parfaitement adaptée à son sujet...
La compagnie des spectres et Quelques
conseils utiles aux huissiers (1997)
De la douleur humaine, Lydie Salvayre a une conscience qui
ne laisse pas ses lecteurs en repos. Depuis, en 1990, La déclaration, en passant par trois autres romans et jusqu'au très
récent La compagnie des spectres,
elle sonde les cœurs et les reins avec obstination, sans autre souci que celui
de mettre en évidence quelques-uns de ce qu'on appellerait volontiers, pour
reprendre une expression passée dans le langage courant, les dysfonctionnements
de la société.
Son nouveau livre démarre sur un fait relativement banal :
la visite d'un huissier qui, suite à la plainte d'un propriétaire auquel ses
locataires ne versent pas leur loyer, vient faire le relevé des biens pouvant
être vendus. L'huissier ne sait pas dans quel piège du passé il tombe.
En effet, si Louisiane, la jeune fille de dix-huit ans qui
lui ouvre, affiche une politesse un rien excessive, il ne tarde pas à
rencontrer un personnage d'un tout autre acabit.
« Et alors même
que je me confondais en politesses, monsieur l'huissier par-ci, monsieur l'huissier
par-là, car j'escomptais par ces amabilités qui ne m'étaient en rien naturelles
impressionner favorablement cet huissier et l'amener à annuler ses arrêts ou
tout au moins les adoucir, je vis la porte de sa chambre s'ouvrir brusquement
et ma mère apparaître dans sa chemise de nuit sale, ceinturée par cette
affreuse banane dont elle ne se séparait jamais, pour le cas, disait-elle, où
elle serait conduite manu militari en camp d'internement, je vis, disais-je, ma
mère apparaître et lancer à l'homme de loi d'une voix effrayante C'est Darnand
qui t'envoie ? »
Darnand évoque, on va bientôt le comprendre, d'affreux
souvenirs pour Rose Mélie, la mère de Louisiane. Darnand qui fut, l'huissier
lui-même nous le confirme dans Quelques
conseils utiles aux élèves huissiers, un autre livre que Lydie Salvayre
publie simultanément, chef de la Milice en 1942 puis secrétaire général au
Maintien de l'Ordre de 1943 à 1944. La mère voit donc dans la présence de
l'huissier une manifestation de plus d'un ordre pétainiste qui a coûté, en
1943, la vie à son frère, tabassé par deux zélés serviteurs du pouvoir et
attaché ensuite sur des rails de chemin de fer jusqu'à ce qu'un train lui passe
dessus.
Rose est folle, c'est d'autant plus clair que Louisiane ne
cesse de le répéter à l'huissier. Encore celle-ci aurait-elle pu s'épargner la
précision, on n'en a nul besoin pour le comprendre. Le délire verbal dont la
mère assomme l'encombrant personnage n'est cependant pas dénué de sens. S'il
prend pour cible un homme qui, a priori, n'est pour rien dans cette histoire
racontée dans une phénoménale logorrhée, ce n'est pas tout à fait par hasard.
Au fond, le pouvoir inféodé à l'Allemagne nazie et celui qui représente
l'argent ont quelques points communs qu'on ferait bien de décoder dans le détail.
La violence des mots s'impose donc, et avec d'autant plus de
force que la loi se trouve du côté de l'huissier. Quelle autre arme ont les
deux femmes qui vivent avec 3 000 francs français par mois pour se
défendre contre l'implacable logique de Maître Echinard ? À moins qu'elles
n'envisagent, dans une bouffée de colère plus forte encore, de passer à des
gestes plus radicaux ?
La compagnie des
spectres est un roman tragique et drôle. Les forces en présence ont beau
être disproportionnées, l'huissier a beau résister, impassible, à cet ouragan
qui tente de l'entraîner du côté de la déraison, il y a quelque chose de
comique dans cet affrontement qui n'en est pas un – mais on devine qui,
finalement, après le temps du roman, devrait en sortir vainqueur...
Et il faut lire, pour connaître l'envers du décor, ce tout
petit livre, la transcription d'une conférence imaginaire donnée par le même
Maître Echinard à l'intention de ses futurs confrères. L'humour y est tout à
fait involontaire de la part du conférencier qui ne sait jusqu'où Lydie
Salvayre a porté son ridicule. Une petite merveille de lucidité !
Se pencherait-on aujourd'hui sur l'œuvre complète, encore
courte (sept livres en dix ans) mais d'une densité inhabituelle, de Lydie
Salvayre qu'on ne pourrait s'empêcher d'être frappé par sa cohérence formelle.
Le monologue y occupe, et de très loin, une place dominante. Mais, dans chaque
cas, la voix que nous donne à entendre l'écrivain a son ton individuel, et son
histoire personnelle à raconter. On se souvient sans doute de la pathétique Compagnie des spectres, il y a deux ans.
À côté de quoi La conférence de
Cintegabelle peut sembler une bulle de légèreté. Voire...
Le titre de ce qu'on n'ose appeler « roman » (et
qui ne porte d'ailleurs aucune mention de genre) est d'une totale limpidité :
il s'agit de la transcription d'une conférence tenue à Cintegabelle. Chef-lieu
de canton de la Haute-Garonne, sur l'Ariège, 2 222 habitants,
l'église abrite un intéressant mobilier, nous apprend la rapide consultation
d'un dictionnaire. Autant dire que l'intérêt de l'endroit est très limité.
Oserait-on avancer, bien qu'avec une extrême prudence, que le sujet de la
conférence ne suscite guère plus d'enthousiasme ? La conversation, je vous
demande un peu ! L'Art de la Conversation, même, avec des majuscules
partout en quatrième de couverture... Franchement, est-ce que c'est la matière
d'un livre, ça ?
Oui.
Oui, quand c'est Lydie Salvayre qui s'en empare.
Car le chemin sur lequel elle nous emmène, pavé de bonnes
intentions, balisé comme il n'est pas permis – avec un plan détaillé exposé
minutieusement dans les premières pages (les premières minutes ?), à la
manière d'un cours qu'il va falloir subir : « Dans un souci de clarté, mon exposé suivra à pas scrupuleux le
schéma que voici et que je vous prie de bien vouloir noter » –, ce
chemin, donc, se révèle très vite, avant même l'exposition de la structure,
plus tortueux que prévu. Cela vient après la description liminaire d'une tablée
de convives occupés, dans un dîner chic – à Paris, bien sûr, pas à Cintegabelle !
–, à converser. « Ils ne rient ni ne
rotent. Le rot a disparu avec le régicide. Voici la phrase que me lança mon
beau-frère qui cherchait à me mortifier. À table. Devant les autres. Le jour de
l'enterrement. Tandis qu'entre deux sanglots j'étouffais un hoquet. »
Un enterrement ? Qu'est-ce que cela vient faire dans l'histoire ?
Rien, apparemment. Et pourtant, tout. Car notre conférencier, auquel on n'a pas
encore commencé à s'attacher, pour autant qu'on s'y attache jamais – il n'a pas
que des bons côtés, le cher homme –, est veuf depuis deux mois. Et, cela va de
soi, assez perturbé par la perte de l'être cher. Encore que... Lucienne, quand
il en parle puisqu'il ne peut s'empêcher de la faire intervenir sans cesse dans
cette conférence où elle ne devrait tenir aucun rôle, devient une espèce de
repoussoir dont la description amoureuse tient de la haine. Elle est la laideur
et la bêtise devant quoi l'art de la conversation est, au contraire, le symbole
de la civilisation française.
Mais attention : cette civilisation est en péril, au
même titre que sa manifestation mondaine ou privée la plus fine. Car la
conversation a de multiples utilités, et le conférencier les détaille tellement
mieux que nous pourrions le faire qu'il est légitime d'en faire l'économie ici.
Toujours est-il que, partie de rien ou de presque rien,
prononcée dans une localité dont tout le monde (sauf peut-être 2 222 personnes)
se moque, La conférence de Cintegabelle
devient très vite un modèle de virtuosité langagière où ne manquent ni
l'humour, constant, ni la gravité, constamment en arrière-plan. Lydie Salvayre
a réussi un chef-d’œuvre.
Un de plus, peut-on ajouter en redécouvrant, grâce à une
réédition, La vie commune – son
deuxième livre. Suzanne, la monologuiste, déjà, est secrétaire depuis si
longtemps qu'elle s'est installée dans le bonheur tranquille de ses habitudes.
Jusqu'au jour où elle est affublée d'une collègue devenue sa voisine de bureau
et, surtout, son ennemie personnelle. Cet envahissement de territoire lui est
insupportable, les plus petits détails nourrissent une paranoïa dont sa fille
se moque. Bref, c'est l'enfer. Ici aussi, Lydie Salvayre partait de rien ou de
presque rien. Mais arrivait à fouiller cruellement les blessures de son
personnage. Du très grand art !
Les belles âmes (2000)
Il n'y a rien de pire que les touristes. Tous les touristes
vous le diront. Ce sont des inconscients qui passent quelque part pour y
prendre ce qui leur semble bon et surtout ne rien donner d'eux-mêmes. Ils
peuvent aller partout et rester pareils à ce qu'ils étaient, la confrontation
avec l'autre ne les touche pas puisqu'ils ont soigneusement évité la
confrontation. Aussi l'initiative de Real Voyages a-t-elle quelque chose de
sympathique en ce qu'elle oblige les nantis à s'interroger sur l'écart qui les
sépare d'un monde moins favorisé – et moins éloigné d'eux qu'ils le pensent
souvent : le reality tour auquel ils participent ne les conduit pas plus
loin que l'Europe, un continent qui offre des contrastes suffisants pour qu'il
ne soit pas nécessaire de les chercher ailleurs.
Telle est la donnée de base du septième roman (et huitième
livre) de Lydie Salvayre, Les belles âmes.
Elle appuie là où ça fait mal, ne se contente pas des apparences et débusque,
sous celles-ci, des vérités grinçantes. Pour y parvenir, elle n'hésite pas à
pousser la logique jusqu'au bout, quand elle côtoie la folie. Ici, elle part
d'un circuit organisé comme il pourrait en exister, comme il en existe
peut-être, avec sérieux et conscientisation. Ne voyagez pas idiot serait un
slogan bien adapté au programme proposé par Real Voyages.
On commence par une cité, une trentaine de blocs en
banlieue. C'est d'un banal... Mais Vulpus, le chauffeur du car, Jason, l'agent
d'ambiance, et Olympe, sa petite amie métisse adoptée par les touristes pour
être la quatorzième du groupe (treize, quand même ! on aurait pu y penser !)
vivent là, ils ne montrent en y passant que leur décor quotidien. Ce qui pousse
le chauffeur à quelques réflexions silencieuses : « Si ce que cherchent ces excités de la misère, ainsi que Jason
les désigne, si ce qu'ils souhaitent en fait de dépaysement, c'est la tristesse
et la laideur, inutile de faire le tour d'Europe, il suffit de prendre le métro
et de regarder le visage des gens, ou le sien propre, certains matins funestes.
La tristesse et la laideur sont partout où l'on supporte de les voir. »
Le spectacle de la misère, au début, a quelque chose
d'excitant. Mais il lasse très vite. D'ailleurs, Lydie Salvayre prend garde à
ne pas ennuyer ses lecteurs et ne s'attarde vraiment que dans le premier de ces
lieux choisis pour les différences qu'il offre avec ceux que fréquentent plus
volontiers les touristes en temps normal.
Déjà pour la deuxième étape, la Belgique, le quartier pauvre
qui est le prétexte de l'arrêt est évacué en deux mots tandis que le dîner
plantureux dans une auberge du Bois de la Cambre dure plusieurs pages et le
groupe dont quelques individualités avaient déjà été mises en évidence occupe
toute la place.
Harcelés par le discours pontifiant de leur accompagnateur
qui fut, ce n'est pas indifférent, séminariste, bousculés parfois par Jason
chez qui la colère monte, moins à cause des réactions des touristes que parce
qu'Olympe et l'accompagnateur, le premier à voir en elle une personne, sont trop
proches, les voyageurs se révèlent dans leur petitesse d'esprit. Ce qu'ils
voient et côtoient avec prudence comme s'ils risquaient d'attraper une sale
maladie au contact des démunis devient un miroir qui les renvoie à eux-mêmes et
à leurs soucis obsessionnels. Entre les blagues grasses d'un Lafeuillade, les
désirs amoureux de mademoiselle Faulkircher, les ambitions de l'écrivain
Flauchet, et chacun a ses problèmes, pourquoi donc les bassine-t-on avec les
pauvres (oubliant au passage qu'ils l'ont voulu), les tensions croissent
jusqu'au point de rupture.
L'objet du voyage devient secondaire, il ne reste que des
personnages. D'un côté, quatre, c'est-à-dire les trois employés de Real Voyages
et Olympe ; de l'autre, treize touristes. Ils n'ont plus qu'un point commun :
ils se demandent tous ce qu'ils font là. À dire vrai, nous aussi. Tout au long
de son livre, Lydie Salvayre n'a fait que proposer des questions sans avancer
l'ombre du moindre début de réponse. Quand elle nous abandonne, en même temps
que nos compagnons de voyage, il ne reste donc que les questions. L'essentiel,
en somme.
Voici une écrivaine dont les livres, les uns après les
autres depuis 1990, commencent à faire nombre : sept romans, de La déclaration aux Belles âmes. Il faut y ajouter deux textes plus brefs publiés en
volumes, qu'on retrouve avec cinq autres dans Et que les vers mangent le bœuf mort, ensemble moins disparate
qu'on aurait pu le craindre. Car Lydie Salvayre creuse toujours le même sillon
du malaise, bien qu'elle le dessine de différentes manières et l'habille d'un
rire à peine retenu pour masquer sa colère.
Lisons ou relisons (malgré des modifications intervenues
depuis 1997) Quelques conseils utiles aux
élèves huissiers, publié la première fois en même temps que La compagnie des spectres où
apparaissait un huissier. Au premier degré, il s'agit d'une leçon, un cours
magistral administré avec beaucoup de conviction, exemples à l'appui. Mais il
est impossible de lire au premier degré une telle accumulation de conseils destinés
à ceux qui devront appliquer des procédures de saisie et d'expulsion. Une fois
décrétée l'incontestable utilité de la fonction dans les rouages de la société,
la pratique de la fermeté, voire de la férocité, s'impose : « Ne tombez pas dans le panneau des
hystériques qui feignent de défaillir à votre vue. Si elles s'entendent à une
chose, c'est à vous culpabiliser et vous rouler dans la farine ! Ne mangez
pas de ce pain-là. Dites-vous que ces soi-disant victimes ont tout fait pour
mériter leur sort. »
Tout fait pour mériter leur sort : tel est l'avis cruel
qui tombe souvent dans l'œuvre de Lydie Salvayre, dont les pages rassemblées
ici pourraient être envisagées comme une explication de texte, l'ennui souvent
lié au genre en moins. Car elles sont si peu détachées du reste qu'elles
offrent, en version courte, une approche des grandes exaspérations de l'auteur.
« Famille 1 » et « Famille 2 »
sont de banales horreurs qui font le lit des faits divers et qui sont ici, à
rebours des habitudes, envisagées de l'intérieur. C'est la honte d'avoir un
fils schizophrène qui devient nourriture de la haine. C'est une mourante dont
l'agonie devient intolérable.
Lydie Salvayre trouve même, sous les apparences de la
normalité, les ridicules qui tuent. Dans « Tanguer », nous sommes une
oreille qui se promène au milieu d'une salle de bal où des couples s'accouplent
par les mots, et plus si affinités, où des solitaires soliloquent, où l'on
danse, ou pas... « L'amour-mour-mour »,
comme écrit l'auteur, manquait un peu pour que ces dialogues soient utilisés
dans le spectacle où ils étaient prévus. Tant pis, ou tant mieux : de ce
refus naquit « Questionnaire ». Les hypothétiques réponses aux vingt
questions plus inquiétantes les unes que les autres relèveraient bien de
l'explication de texte. Mais elles n'existent pas, sinon que quelque chose
travaille quand même dans l'esprit du lecteur dont toute l'attention est
requise.
Car Lydie Salvayre a beau faire « L'éloge de l'Éloge de l'oisiveté »,
elle est bien une fausse paresseuse puisqu'elle nous entraîne sans cesse dans
un tourbillon de réflexions. Le tourbillon d'abord, qu'il naisse du tango ou du
discours, la réflexion ensuite, implacable démonstration par l'absurde.
Pour finir, elle assène en une trentaine de pages une leçon
d'existence, s'inspirant pour « Le vif du vivant » de dessins que fit
Picasso en 1964 et qui étaient restés longtemps inédits. Les corps jouissent
pendant que la mort triomphe.
« Le monde est un
cadavre qui marche.
Et lui, d'un geste qui
ne tremble d'aucun repentir, dessine des corps splendides, accueillants,
vigoureux, des corps tels qu'ils nous apparaissent lorsque nous les abordons
sans haine, ni honte, ni rien de calamiteux dans la tête. »
Le fulgurant bonheur, malgré tout, en guise de conclusion.
Mais un bonheur bâti contre toute attente, et dans un contexte plus que
défavorable. Cherchez la faille, elle est forcément quelque part, entre les
lignes provocantes que Lydie Salvayre, à doses réfléchies, nous propose comme
poison et contrepoison à la fois.
Passage à l’ennemie (2003)
Ces dernières années, Lydie Salvayre a pris le parti de nous
faire rire. Jaune, souvent. Mais toujours avec une formidable efficacité qui
tient en partie aux formes adoptées : La
conférence de Cintegabelle, comme son titre l'indique, un récit de voyage
touristique dans Les belles âmes, et
maintenant des rapports de police pour Passage
à l'ennemie. Et pourtant : y a-t-il lecture plus ennuyeuse qu'un
rapport de police ? que quarante et un rapports de police ? Pas
ceux-ci, bien sûr, tout le contraire de comptes rendus froids, déshumanisés.
Le fonctionnaire qui les rédige, l'inspecteur Arjona, est
chargé d'infiltrer une bande de jeunes soupçonnés de nombreux délits au cours
des soirées passées dans le hall d'entrée du bloc 26. Allure trouble,
comportements louches...
Il suffit de se couler dans le moule, d'apprendre le
vocabulaire (teuf, meuf, zarbi, gestapo), de conjuguer autrement le verbe
croire (je crois, tu crois, il croit, nous croivons, vous croivez, ils
croivent) et de se faire passer pour un chômeur de 22 ans, le soussigné
est accepté pour ce qu'il n'est pas, aux premières loges pour observer les
individus.
Est-ce de l'excès de zèle ? Le voici, dès son deuxième
rapport, à examiner l'impact personnel du haschich qu'il s'est vu contraint de
consommer, à son corps défendant, faut-il le préciser ? Car on n'a rien
sans peine, le camouflage doit être parfait ou ne pas être. Au risque de
perturber l'esprit d'analyse, de faire naître des rires idiots, et de
concentrer les regards de l'inspecteur sur le derrière élégiaque magnifié par
des jeans d'une insigne étroitesse appartenant à Dulcinée Savedra, dix-sept
ans, suspecte parmi les suspects et objet d'une attention soutenue dont les
aspects professionnels disparaissent progressivement derrière des intentions
moins pures.
Arjona file un mauvais coton. Ne comprend plus les
instructions de la hiérarchie. Critique la police – a-t-on idée ? Dérape.
C'est la bavure, non douloureuse pour une fois, mais dans les grandes largeurs.
Comment imaginer que sa passion dulcinéenne aille jusqu'à le faire basculer
dans un spectaculaire Passage à l'ennemie ?
Lydie Salvayre ne se contente jamais de faire rire, même si
elle y parvient à coup sûr. Elle est aussi exploratrice de la société, critique
de ses travers. Elle met le doigt où ça fait mal, appuie avec un sourire
pervers. Puis se retire, heureuse de ses effets.
Elle a toutes les raisons de l'être. Ce roman, comme tous
les précédents, sans exception, appartient à une œuvre qui occupe une place
unique dans le paysage littéraire français contemporain. Passage à l'ennemie ne ressemble à rien d'autre, semble doté d'une
énergie propre qui le fait aller jusqu'à son terme dans un mélange de
jubilation et de douleur.
La méthode Mila (2005)
Les relations entre enfants et parents entrent dans une
phase critique lorsque ces derniers, atteints par l’âge ou par une maladie,
s’amenuisent et avancent vers la fin. Parmi les romanciers qui, en cette rentrée,
abordent ce moment délicat, Lydie Salvayre sort du lot par les vertus d’un
humour à froid doublé d’une méthode. La
méthode Mila, par opposition au discours de Descartes.
Plus l’heure est grave, plus Lydie Salvayre a de tonus.
Persécuté par sa mère, son narrateur ne voit guère comment il pourra s’en
sortir. Jusqu’au jour où il rencontre la merveilleuse Mila qui lui permet
d’explorer un monde moins soumis au rationnel et de contester les leçons de
Descartes. Tout le livre est une réfutation adressée au philosophe lui-même,
moyen détourné pour dire son amour de Mila. Et, accessoirement, sa haine de la
mère, personnage qui le harcèle de ses besoins divers et l’empêche de vivre, au
sens littéral. Il étouffe, il en a assez de l’espace mental restreint où il est
confiné. Ce qui le conduit à des sentiments dont la laideur l’accable : « Maman fait naître en moi des sentiments très laids. Et qui m’étaient,
jusqu’ici, totalement étrangers, je vous l’assure. » La colère
est un moteur d’une redoutable efficacité. Le carburant ne peut manquer tant
que la mère est présente. D’autres indignations se greffent sur le tronc
principal et, au rythme soutenu d’une anti-méthode, l’âme triomphera de la
froideur réfléchie. Cet élan contagieux qui ressemble à une rumination
colérique nous entraîne avec bonheur.
Portrait de l’écrivain en animal domestique (2007)
Il n’est pas besoin d’avoir lu tous les romans de la rentrée
pour le décréter : voici l’un des plus drôles, et aussi l’un des
meilleurs. Lydie Salvayre y exploite son sens de l’ironie sans autre retenue
que celle du style. Le sien, avec sursauts et coupures, langue vulgaire et
langue châtiée accolées dans des effets comiques irrésistibles auxquels on cède
sans forcer, dans une sorte de béatitude.
Un businessman, roi du hamburger et de la restauration
rapide, sacré leader le plus influent de la planète, engage un écrivain (une
femme) pour écrire sa biographie. Ou plutôt son hagiographie, voire sa bible.
Tobold a recruté très simplement son faire-valoir : il a regardé les seins
et les jambes d’un regard froid dans lequel il n’entrait pas le moindre désir.
Tout simplement, le projet de livre devant rester secret, l’écrivain
deviendrait officiellement escort-girl, ce qui suppose un minimum de… qualités
esthétiques. Elle est assez crédible dans le rôle pour exciter Bill Gates himself.
Elle entre dans la cage au lion – il n’en reste qu’un, il a
bouffé les autres. Elle est de gauche, il est le chantre du libéralisme. Elle
s’intéresse aux autres, il ne s’intéresse qu’à lui. Elle est humble, il est
gonflé d’orgueil. Elle n’a jamais eu de succès, il ne connaît que ça. On a
rarement vu association à ce point contre nature.
Et pourtant, puisqu’elle a accepté, et malgré des colères
rentrées qui lui font presque détester le luxe dans lequel elle vit désormais
(tout en reconnaissant qu’elle l’apprécie), elle prend les notes que Tobold lui
dit de prendre. Tout en insérant quelques remarques de son propre cru.
Lignes négatives qui n’apparaîtront pas dans la version
officielle du livre commandé. Mais elle apprend ainsi à vomir les couleuvres
qu’on tente de lui faire avaler toute la journée. Et à explorer les failles du
patron, car il n’est pas, même lui, bâti d’un bloc.
L’économie de marché est impitoyable. Elle broie tout sur
son passage. Pourtant, l’écrivain résiste. Bavarde avec Cindy, la femme de
Tobold, sa meilleure collaboratrice à condition de ne prendre aucune
initiative. Cindy a permis à son mari de développer sa toute première
entreprise, un peep-show dont elle était la strip-teaseuse vedette. Elle est en
extase devant la personnalité de Tobold. Comme tout le monde. Tout le monde ?
Pas tout à fait. Il est aussi détesté que craint.
L’animal domestique du titre a gardé, heureusement, un peu
de sa sauvagerie. Il aboie et mord. La laisse est serrée, mais il est possible
de se venger des meurtrissures. Avec un livre comme celui-ci, un roman qui
oppose l’humour au cynisme et la dérision aux certitudes.
BW (2009)
Un livre consacré à un éditeur parisien doit forcément être
complaisant, peut-on penser. Surtout quand il est écrit par sa compagne. Sinon
que celle-ci est bien incapable de complaisance, comme on le sait si on a
fréquenté sa prose. Même l’affection ne lui enlève pas son regard critique. Et BW, au titre en forme d’initiales, est
plein d’une tendre ironie servie par une Lydie Salvayre en grande forme.
Une fois n’est pas coutume, la quatrième de couverture,
signée par l’écrivain, est éclairante. On y lit notamment : « Tous deux nous nous sentons poussés
comme jamais par une nécessité impérieuse. Pour lui, celle de dire ou de
sombrer. Pour moi, celle d’écrire ces mots-là, et aucun autre. »
Un drame a provoqué cette nécessité : BW a perdu la vue
alors qu’il était éditeur et que la littérature, dont il parle avec un
merveilleux emportement, lui est indispensable. Pour que les choses soient
dites, nommons-le : Bernard Wallet a fondé les Éditions Verticales. Et le
reste est à découvrir ici, une vie faite de renoncements, d’enthousiasmes et de
colères excessives, d’amitiés. Il a beaucoup voyagé. « Je pars » sont les premiers mots de l’ouvrage. Des
époques successives de son passé, il semble pourtant n’avoir rien oublié. Tout
revient avec une sorte de rage tempérée par l’humour de celle qui l’écoute le
jour et l’écrit la nuit.
L’homme valait bien un livre. Même ses contradictions sont
passionnantes. Ou bien est-ce parce qu’elles nous sont présentées ainsi ?
Par exemple : « Son désir de
réussir (dans quelque domaine que ce soit) est absolument inséparable de son
dédain de réussir (de quelque manière que ce soit). » D’où son abandon
de l’athlétisme alors qu’il aurait dû courir sur 800 mètres aux Jeux
olympiques de Mexico. En 1968, il est vrai, bien que BW soit peu loquace sur le
mois de mai. « À croire qu’il ne
l’inspire pas. Il raconte juste qu’il a défilé, en queue de cortège, avec une
poignée d’autres réfractaires, derrière une bannière en plastique transparent
trouée en son milieu, et scandant à tue-tête Zorro ! Zorro ! Ça
indisposait les communistes autant que les cagots gauchistes, se réjouit BW qui
se plaît à indisposer les consensus de tous ordres. »
Ses aventures sont parfois insensées, la raison s’en trouve
débordée. Il est fier d’avoir grimpé, dans l’Himalaya, plus haut que n’importe
quel autre éditeur parisien. Mais il est si peu parisien ! Trop entier,
trop vertical. « Car ce que BW aime
plus que tout au monde c’est marcher à la verticale, c’est être littéralement
sur la corde raide, raide et verticale. » Le nom de sa maison
d’édition ne lui a pourtant pas été inspiré par l’Himalaya mais par les poèmes
de Roberto Juarroz. La littérature est bien le plus haut sommet. « La came de BW, sa passion, sa
faiblesse, sa meuf, c’est, on l’a compris, la littérature. Tout le reste est
second, dit-il, j’exagère à peine. Mais il est préférable, ici, de n’en rien
dire, dit-il. Car la littérature, ici, n’intéresse personne. Ici comme
ailleurs, corrige-t-il, un rien désabusé. »
Heureusement, ce n’est pas tout à fait vrai. La preuve par
ce livre qui est un beau morceau de littérature saignante, palpitant d’une
authentique ferveur. Qui donne envie de faire partager avec le plus grand
nombre, un parcours atypique et pourtant exemplaire. Dont nous n’avons pas tout
dit.
Hymne (2011)
On connaissait Lydie Salvayre ironique et grinçante. En
colère. Dénonçant les travers de la société à travers des romans dont la
noirceur était heureusement compensée par une drôlerie et une liberté de ton
rarement utilisées ainsi dans la littérature française contemporaine. Il est
presque inquiétant de la retrouver aujourd’hui dans un éloge, affirmé comme
tel, construit autour d’un morceau de musique, moins de quatre minutes :
l’interprétation, à nulle autre pareille, de l’hymne national américain par
Jimi Hendrix à Woodstock le 18 août 1969. Lydie Salvayre l’écoute « des
années après, dans ma chambre, avec le sentiment très vif que le temps presse
et qu’il me faut aller désormais vers ce qui, entre tout, m’émeut et
m’affermit, vers tout ce qui m’augmente, vers les œuvres admirées que je veux
faire aimer et desquelles je suis, nous sommes, infiniment redevable. »
Alors, ramollie, la romancière ? Béate d’admiration ?
Pas du tout. Avec une énergie comparable à celle que Jimi Hendrix mettait à
sortir de sa guitare des sons improbables, elle fait du musicien la figure
emblématique de la révolte contre toutes les injustices de son temps, contre la
guerre, contre les fausses valeurs véhiculées par le pouvoir. Elle en fait son
frère jumeau en colère.
Bien sûr, elle utilise le matériau biographique et les
éléments d’une légende solidement installée – en partie par Hendrix lui-même.
Mais elle est aussi loin de la biographie qu’elle est proche de l’homme, avec
sa souffrance et ses ambitions. Dans l’ennui de répéter ses succès comme dans
l’espoir de rallier le public à une musique plus inventive. Elle croise dans
les eaux profondes sur lesquelles voguait l’artiste, conscient d’avoir un
gouffre sous lui. Mais porteur d’une vérité que tous ne voulaient pas entendre.
« Hendrix libéra The Star Spangled Banner,
et, le libérant, lui redonna le sens qu’il portait dès l’origine. » Un « Manifeste
des Temps Nouveaux », écrit Lydie Salvayre, « un moteur à
propulsion de la pensée », une musique devenue à la fois « intelligence,
provocation à l’intelligence, aiguisement de l’intelligence. »
La passion qui anime ce livre transperce l’écriture comme
des aigus qui déchirent l’oreille et font prendre conscience des ruptures de
rythme. Les trois minutes quarante-trois de l’enregistrement durent plus de
deux cents pages, et on en voudrait encore plus. Elles se prolongent pour le
lecteur qui n’a pas fini de les entendre résonner et le secouer.
Autant dire qu’il n’est pas nécessaire d’être fan de Jimi
Hendrix, ni même de savoir qui il est, pour goûter cette prose en fusion.
Sept femmes (2013)
Elles sont sept écrivaines vers lesquelles Lydie Salvayre
retourne à un moment où sa propre écriture se dérobe. Toutes ne sont pas sans
défauts : Colette est parfois mièvre, Virginia Woolf a eu son époque
antisémite. Mais leurs vies et leurs œuvres en font des personnages
d’exception, à la fin souvent tragique. On accompagne donc aussi Emily Brontë,
Djuna Barnes, Sylvia Plath, Marina Tsvetaeva et Ingeborg Bachmann dans le
frémissement de celle qui nous les présente avec modestie et talent.
Je viens de découvrir votre merveilleux blog littéraire au hasard de mes recherches sur les prix littéraires. Votre blog m'a incité à lire ces livres de Lydie Salvayre.
RépondreSupprimerMerci. Et bonnes lectures.
SupprimerJ'ai partagé votre billet sur ma page FB. Je ne croyais pas connaître cette auteure et pourtant j'au souvent croisé ses livres. Le prix Goncourt ne m'attire jamais, mais je suis convaincue que je trouverais chaussures à mon pied dans votre liste! Merci pour ce billet très intéressant et utile!
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