Sous Dixmude
[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes,
10 novembre.
Nous étions partis pour Dixmude. Nous ne sommes allés que
sous Dixmude. Les Allemands contre-attaquant étaient rentrés dans ces ruines.
Contre-attaquant, Belges, fusiliers marins et zouaves les avaient bloqués dans
les rues. Ça tapait. Pour enrayer l’avalanche, l’ennemi voulait crever le pont
de l’Yser. Nos amis passaient dessus, les « brisants » le rataient.
Des éclairs de foudre humaine vous rayaient la vue, vous
déroulaient, dans l’estomac, une infernale toupie. Ça tapait. Les Allemands
avaient descendu leurs hommes de Nieuport. C’est ici qu’il fallait foncer. Ils
y allaient le front bas, en vrais bœufs. Ils foncent comme ça, jamais l’œil au
ciel. Ce qu’ils font ce n’est pas parce qu’ils voient l’étoile, c’est parce qu’ils
ont du jarret. Dans Dixmude, à coups de feu, à coups de crosse, à coups de
gueule s’arrachait la partie. À coups de gouttes de sang elle se marquait.
C’est par Pervyse que nous avions pris. Il y a deux semaines
ce village était en pleine agonie. Il est mort. Insensibilité progressive du cœur !
Ce contact ne ralentissait plus notre pas. Au début un
spectacle de cette douleur nous eût cloués. Chose familière, il passait devant
nos yeux. Se ferait-on à la barbarie ? Ne penserait-on plus, face à ce
désastre, que des familles apprendront peut-être en rentrant qu’on leur a détruit
à la fois et leur fils et son berceau ? Cet hôpital de vieillards écroulé avec
un vieillard dessous, cet anéantissement immédiat de tant d’efforts quotidiens,
cette aile dévastatrice qui plane, tout cela ne vous empoignerait donc plus ?
C’est la guerre. Tout a perdu ses proportions. Ce qu’il faut
pour vous chavirer maintenant, ce ne sont plus les grandes lignes des
catastrophes : l’âme s’est faite à leur mesure.
En traversant Pervyse, au milieu de la ruine totale, ce qui
nous a remués, ce sont deux maigres sœurs Saint-Charles qui, retroussées, s’en
allaient vers les souffrances porter un matelas. Un matelas, mes sœurs ;
pour tant de jeunes hommes, quelle jolie foi !
Vous avez devant votre mémoire cette ligne de chemin de fer
qui se trouvait entre Pervyse et l’Yser, cette ligne où se sont arc-boutés les
Belges pour rejeter l’Allemand derrière la rivière plusieurs jours enjambée ?
Elle fut le rempart de toute la côte. Elle est l’ossuaire des présomptueux.
L’eau et le canon ont travaillé ensemble sur ce chantier. L’eau
s’est quelque peu retirée, le canon hurle, dans un autre sens ; il reste
le charnier détrempé. Venez voir, mères d’Allemagne, ce que, par cupidité, sous
raison d’idéal, votre maître a fait de vos enfants. Si nous étions des
Prussiens, nous prierions le vent de vous apporter cette odeur des vôtres. C’est
d’ailleurs tout ce qu’il pourrait vous rendre d’eux.
Allons vers Dixmude. 7 kilomètres 600 encore. Nous
ignorons ce qui s’y décide. Ne croyez pas que nous sommes au courant. Ce que
nous connaissons, c’est ce qui est sous nos yeux. Nous savons, par exemple, à
cette minute, que cette batterie vient d’être découverte, car elle file à coups
de fouet. C’est un des traits qui silhouettent le mieux la guerre. Elle était
là, tapie, crachant d’entrain sa mort à 4 000 ou 6 000. D’aussi loin,
voilà qu’elle en reçoit autant. Elle attelle, se hâte, décampe. Les chevaux
sont un peu saouls. Elle sort du champ, gagne la route. Le vent fait enfler le
manteau des hommes. Tout en activant sa lanière sur le flanc des bêtes, l’artilleur
se retourne. Il regarde la place qu’ils occupaient. Les shrapnells descendent
dessus. Ça le lait rire. Ces shrapnells frappant à une porte où il n’y a plus
personne. La batterie se rassied. Les chevaux soufflent. Elle est prête à
recracher son baptême.
Et ce qui est sous nos yeux, pour le moment, la batterie
passée, ce n’est plus rien. Plus de soldats, pas même de tombes : la
terre. Mais la terre est devenue notre amie ; elle nous confie ses
douleurs ; elle nous dit, nous montrant ces grands trous qu’on lui a faits
dans le ventre : « C’était hier ! » Nous tâchons de ne pas
trop peser sur elle. « Va voir, dit-elle aujourd’hui, c’est plus
loin. » C’était plus loin, c’était à partir de Caeskerke.
Les Allemands, au matin, avaient repris Dixmude. On n’allait
pas le leur laisser. Le mouvement se faisait là. Les Belges et les fusiliers
donnaient déjà. D’autres Belges, sur la route, dans l’énervement, remuaient.
Ils regardaient plusieurs fois de suite si leur fusil était bien chargé. Ils
étaient en rang ; dans le rang, il se formait des groupes. Un soldat
courait dix pas : il allait dire un mot à un camarade. Ce n’était plus la
guerre de tranchées. On allait se voir d’un peu près !…
Le même soldat, revenu à sa place après avoir couru,
recourait vers son ami : il avait oublié une partie des recommandations. Il
y en avait sur les nerfs, les yeux tiquant, les doigts jouant, le sang en
course ; il y en avait d’obéissants ; il y en avait de forts.
L’amiral qui commandait les fusiliers marins demanda des
zouaves. Le nombre manquait de notre côté. Les Allemands pesaient trop. Les
zouaves rappliquaient. Ils avaient plus que jamais l’air d’être deux dans leur
culotte. Les Belges, déjà debout, se levèrent, tous du torse. Ils leur crièrent :
« Bravo ! » En réponse, ils prirent leur chéchia par le cordon,
lui firent faire des tours et se la recollèrent sur le crâne. Les Croix-Rouge
étaient devant leur civière. « Retiens-m’en une ! » dit un
zouave. Ils passaient sous le vent du clairon. Les Belges voulaient emboîter.
La fusillade roulait. L’Allemand devait terriblement
pousser. Ce côté de la ville dégorgeait. L’amiral demanda des zouaves. Ça
roulait. Les Belges y partirent. On se mêla. Tout se mêla : les hommes, les
heures. Le soir, rien n’était décidé. Les Allemands étaient à Dixmude, les Belges,
fusiliers et zouaves, en bouchaient la sortie. Il pleuvait.
Il fallut refaire beaucoup de kilomètres dans l’eau, la nuit
et l’émotion. Les chiffres qui sont marqués sur les bornes des routes ne
représentent plus pour nous des chiffres, ce sont des tableaux, des
circonstances, des rencontres. Nous n’avons pas à marcher, de tel poteau à tel
poteau, mais à fouler l’endroit où mourait ce petit Belge en ne disant rien, ni
de sa mère, ni de sa ville, ni de son secret. Ceci n’est pas un croisement de
chemins, c’est cette ambulance dont nous avons vu crouler le toit avec le
major. Ces vingt maisons ne sont pas vingt maisons. C’est ce débat d’âme d’un
général découvert par les obus, se demandant s’il doit sauver la manœuvre en se
retirant ou laisser supposer à ses troupes présentes qu’un chef ne tient pas
sous la mitraille.
Ainsi la route nous est une présence. Nous l’entretenons de
nos souvenirs, butant parfois sur un cheval gonflé. Mais ce soir, nous ne
pourrons converser longuement ensemble. Elle n’est pas à nous seule. Elle est
aux compagnies qui vont vers Dixmude.
Car vous pensiez que c’en était fini de l’Yser, que les Belges
l’avaient suffisamment gagnée ? Pas encore ! Il y a toujours des
trognes qui s’y mirent. Alors les Belges accourent. L’Yser ! Ils lui
donneront leurs cadavres à bercer plutôt que de lui laisser ce reflet sur la
face.
Albert Londres.
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