L’aspect de la manœuvre
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français,
31 mai.
Au milieu de
toute notre armée en mouvement, nous roulions. Nous n’allions pas vite. Il faut
voir à cette heure les routes qui sillonnent la France menacée. Tous les
soldats, tout le matériel, tous les moyens de la patrie sont dehors. On
rencontre des troupeaux, des chars à bœufs, des évacués qui causent beaucoup de
crise d’impatience aux automobilistes.
Et il y a des
régiments à cheval qui descendent certainement tout chaud d’un train, car les
poils de la queue des bêtes sont encore froissés. Il y a des fusils, des
lances, des ombrelles – une cinquantaine de femmes vont leur ombrelle ouverte.
Il y a des files de rouleaux à vapeur : je n’aurais jamais cru que l’armée
eût autant de rouleaux à vapeur. Il y a des troupes à pied, d’autres en
camions, les unes par petites unités, les autres par régiments. Ça monte, ça
descend, ça bifurque. Tout cela sait où il va. Depuis trois jours, je n’ai
entendu personne demander sa destination ni dire qu’il s’était trompé, ni
hésiter dans sa marche. Les petites villes qui sont tout au long ont l’aspect
d’un jour de marché. Tous les gens sont sur la place ou devant leur porte.
Toutes les routes sont employées, les larges, les mauvaises. Où il y a une
artère, on y rencontre du Français qui circule. Et de l’Anglais aussi. Que nous
sommes de vrais amis, Français et Anglais ! Que nos regards et nos cœurs
se sont encore rapprochés depuis quelques jours ! C’est tout juste si on
ne se donne pas le bras pour s’aider.
Nous roulions
parmi tout ce peuple en armes, en uniformes et en action, lentement mais sans
difficulté. De tout ce spectacle, ce qui le surmonte c’est l’ordre. Celui qui
manie avec cette aisance une aussi formidable figuration est un maître de la
lucidité. Car pourquoi croyez-vous que se meuvent ces multiples
caravanes ? Croyez-vous que c’est uniquement pour échapper aux
Boches ? Non. C’est pour le manœuvrer.
…
Nous roulions
donc. Subitement devant nous, la route se trouve dégagée. Plus personne dessus,
le champ libre, à deux kilomètres : Château-Thierry.
La guerre de
mouvement a ses surprises. Ce qui était vrai le matin ne l’est plus le soir.
Toutes les
grandes choses se sentent. Il suffit alors d’un moindre signe pour que la
vérité dans toute sa plénitude, sans que vous l’ayez vue encore, vous
apparaisse. Dès la première maison, c’était clair. Nous avançons. Tout est
fermé, tout est muet : le désert. Nous allons d’un bout de la ville à
l’autre. Nous avons fait la ville en long, nous la faisons en large :
personne. Mais hier c’était encore plein ! Comme si nous avions plus de
chances de comprendre, nous nous arrêtons de marcher. Halte inutile. Toute la
ville a disparu dans la matinée.
Voilà pourtant
un vieux et solide homme qui va nous le dire. Il porte deux pains dorés sous le
bras droit. Qu’est-ce qu’il fait-là ?
— Alors,
il ne reste plus que vous, ici ?
— Oh !
et quelques autres.
— Et tous
les autres ?
— Ils
sont partis ce matin.
— Et
vous ?
— Moi, je
suis assez vieux pour attendre.
En 1914,
Château-Thierry avait vu les Boches. Château-Thierry apprend qu’on marche sur
lui. Il fait le vide, quand on les a vus une fois, tout plutôt que de les
revoir.
Le Petit Parisien, 1er juin 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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