jeudi 7 juin 2018

14-18, Albert Londres : «Un flot d’ouragan s’est précipité sur nous et nous bat.»




La digue qui retient le flot

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 3 juin.
Un flot d’ouragan s’est précipité sur nous et nous bat. Depuis sept jours, sans accalmie, il déchaîne sa fureur. Par moments il submerge tout, mais les vagues retombent et l’on voit réapparaître, toute ruisselante, la digue qui a tenu. La digue c’est nos soldats.
Qu’ils y montent, qu’ils en descendent, qu’ils prennent position, vous pouvez les regarder. Si vous avez soif d’un grand spectacle vous serez servi. Le drame qui se joue ne les dépasse pas. Depuis huit jours, ils ne vivent plus qu’entourés de poussière ou de fumée. Les nuages que soulèvent les camions sur les routes s’aperçoivent de 25 kilomètres. Ce sont de ces nuages qu’ils surgissent pour se jeter sans intervalle, dans les fumées, fumées blanchâtres, vieilles connaissances, fumées ardoises, nouveau poison, alors c’est le masque. Les heures sont si vibrantes que la fatigue n’est certainement plus libre de tomber comme à l’ordinaire sur les hommes. Autrement, comment ne dormiraient-ils pas tous ?
Des journées de train, des journées de camion, des journées de combat se succèdent pour eux sans coupure. Avant de donner l’effort moral, l’effort physique les réclame jusqu’au bout. Ne les voyez pas avec une figure tragique. Ils ont leur figure de toute la guerre. Ils savent bien que cette passe est la plus émouvante. Ils ne vont pas, sans tout comprendre, à la rencontre de l’assaut. Mais ils ont l’habitude des heures tragiques. Ils ne sont plus neufs à ces angoisses. D’ailleurs, eux, ne doivent pas être angoissés et ils ne le sont pas. Eux ne sont pas derrière le drame, ils sont dedans. Le spectateur peut se demander quel sera le dénouement. Eux sont les acteurs. Et pour l’acteur, l’acteur passionné qu’il est, seule la minute compte où il se débat. Cette minute, il la regarde venir, calme et prêt. À grande allure, l’œil vif, il se laisse porter face au péril.
Leur âme est si forte qu’ils se rendent à peine compte eux-mêmes quand leur force les quitte. Il faut que ce soit le commandement qui y veille. Tenez ! voilà une division qui rentre, par ordre, se reposer. Sans défaillance, jour et nuit, elle a fourni huit jours de combat. Ce n’est pas ses pertes qui la font retirer du champ de bataille, c’est l’épuisement du corps de chaque homme. Et on la ramène à l’arrière sans qu’elle l’ait demandé !
C’est un effort collectif, c’est une volonté unanime qui pousse nos combattants. Maintenant qu’ils n’ont plus devant les yeux des lignes nettement tracées, des boyaux, des tranchées et qu’entre des rues de villes ou de villages, qu’à la sortie des sentiers d’un bois, ils se rencontrent groupes d’hommes contre groupes d’hommes, chacun, comme si tout dépendait de lui, se donne de toute son âme ; là, c’est un mitrailleur qui tient tête, seul, à deux chars d’assaut. Là, c’est un caporal de génie qui doit détruire une passerelle sur un canal ; il pourrait la détruire au mieux de sa vie sauve, il attend pour déclencher l’explosion que les Allemands soient dessus et les fait sauter sous ses yeux, quitte à sauter lui-même. Là, c’est un lieutenant-colonel qui prend la grenade et, donnant l’exemple, se jette le premier dans le corps à corps. Plus le flot envahisseur, sans cesse alimenté, mord, plus les hommes se durcissent sur place et deviennent rochers pour barrer Paris. On ne lutte plus, on se déchire.
Il n’y a pas que dormir qu’ils ne fassent plus.
— On ne mange pas, disent-ils.
Ils disent : on ne mange pas, sur un ton qui signifie : « Quand pourrait-on manger ? » Ce n’est pas la nourriture qui leur manque, c’est le loisir.
Tout le monde accourt, rejoint. Un sous-lieutenant de chasseurs, un petit jeune sous-lieutenant de chasseurs, coupant de lui-même sa permission, rentre. Il demande à ses hommes :
— S’est-on bien battu au moins ?
— Oui, mon lieutenant.
— On a reculé !
— Il a bien fallu, à cause du nombre.
— Ça c’est pas chic, mais c’est fini.
Tous ne sont pas jeunes comme celui-là. Ça, c’est l’élan, l’enthousiasme, la France emportée. Il y a les hommes mûrs. Ceux-là puisent leur résolution dans leur gravité : deux foyers, mais une seule flamme.
Le Petit Journal, 4 juin 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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