La digue qui retient le flot
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français,
3 juin.
Un flot
d’ouragan s’est précipité sur nous et nous bat. Depuis sept jours, sans
accalmie, il déchaîne sa fureur. Par moments il submerge tout, mais les vagues
retombent et l’on voit réapparaître, toute ruisselante, la digue qui a tenu. La
digue c’est nos soldats.
Qu’ils y
montent, qu’ils en descendent, qu’ils prennent position, vous pouvez les
regarder. Si vous avez soif d’un grand spectacle vous serez servi. Le drame qui
se joue ne les dépasse pas. Depuis huit jours, ils ne vivent plus qu’entourés
de poussière ou de fumée. Les nuages que soulèvent les camions sur les routes
s’aperçoivent de 25 kilomètres. Ce sont de ces nuages qu’ils surgissent
pour se jeter sans intervalle, dans les fumées, fumées blanchâtres, vieilles
connaissances, fumées ardoises, nouveau poison, alors c’est le masque. Les
heures sont si vibrantes que la fatigue n’est certainement plus libre de tomber
comme à l’ordinaire sur les hommes. Autrement, comment ne dormiraient-ils pas
tous ?
Des journées
de train, des journées de camion, des journées de combat se succèdent pour eux
sans coupure. Avant de donner l’effort moral, l’effort physique les réclame
jusqu’au bout. Ne les voyez pas avec une figure tragique. Ils ont leur figure de
toute la guerre. Ils savent bien que cette passe est la plus émouvante. Ils ne
vont pas, sans tout comprendre, à la rencontre de l’assaut. Mais ils ont
l’habitude des heures tragiques. Ils ne sont plus neufs à ces angoisses.
D’ailleurs, eux, ne doivent pas être angoissés et ils ne le sont pas. Eux ne
sont pas derrière le drame, ils sont dedans. Le spectateur peut se demander
quel sera le dénouement. Eux sont les acteurs. Et pour l’acteur, l’acteur
passionné qu’il est, seule la minute compte où il se débat. Cette minute, il la
regarde venir, calme et prêt. À grande allure, l’œil vif, il se laisse porter
face au péril.
Leur âme est
si forte qu’ils se rendent à peine compte eux-mêmes quand leur force les
quitte. Il faut que ce soit le commandement qui y veille. Tenez ! voilà
une division qui rentre, par ordre, se reposer. Sans défaillance, jour et nuit,
elle a fourni huit jours de combat. Ce n’est pas ses pertes qui la font retirer
du champ de bataille, c’est l’épuisement du corps de chaque homme. Et on la ramène
à l’arrière sans qu’elle l’ait demandé !
C’est un
effort collectif, c’est une volonté unanime qui pousse nos combattants.
Maintenant qu’ils n’ont plus devant les yeux des lignes nettement tracées, des
boyaux, des tranchées et qu’entre des rues de villes ou de villages, qu’à la
sortie des sentiers d’un bois, ils se rencontrent groupes d’hommes contre
groupes d’hommes, chacun, comme si tout dépendait de lui, se donne de toute son
âme ; là, c’est un mitrailleur qui tient tête, seul, à deux chars
d’assaut. Là, c’est un caporal de génie qui doit détruire une passerelle sur un
canal ; il pourrait la détruire au mieux de sa vie sauve, il attend pour
déclencher l’explosion que les Allemands soient dessus et les fait sauter sous
ses yeux, quitte à sauter lui-même. Là, c’est un lieutenant-colonel qui prend
la grenade et, donnant l’exemple, se jette le premier dans le corps à corps.
Plus le flot envahisseur, sans cesse alimenté, mord, plus les hommes se
durcissent sur place et deviennent rochers pour barrer Paris. On ne lutte plus,
on se déchire.
Il n’y a pas
que dormir qu’ils ne fassent plus.
— On ne
mange pas, disent-ils.
Ils
disent : on ne mange pas, sur un ton qui signifie : « Quand
pourrait-on manger ? » Ce n’est pas la nourriture qui leur manque,
c’est le loisir.
Tout le monde
accourt, rejoint. Un sous-lieutenant de chasseurs, un petit jeune sous-lieutenant
de chasseurs, coupant de lui-même sa permission, rentre. Il demande à ses
hommes :
— S’est-on
bien battu au moins ?
— Oui,
mon lieutenant.
— On a
reculé !
— Il a
bien fallu, à cause du nombre.
— Ça
c’est pas chic, mais c’est fini.
Tous ne sont
pas jeunes comme celui-là. Ça, c’est l’élan, l’enthousiasme, la France
emportée. Il y a les hommes mûrs. Ceux-là puisent leur résolution dans leur
gravité : deux foyers, mais une seule flamme.
Le Petit Journal, 4 juin 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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