Marie Ndiaye est la romancière des évidences et des
contre-évidences. Les évidences, elle les crée et les impose. Ainsi ce féminin
peu usité de « Cheffe », dans le titre de son nouveau roman. Il sera
si peu question du prénom de Gabrielle, presque toujours appelée « la
Cheffe », que cela semble tout naturel. Par ailleurs, comme elle l’avait
déjà fait, notamment dans Trois femmes
puissantes, qui commençait par un « Et » renvoyant à on ne sait
quoi, elle ouvre La Cheffe, histoire d’une cuisinière par une phrase rien moins qu’évidente : « Oh oui, bien sûr, c’est une question
qu’on lui a souvent posée. » Quelle question ? Elle ne sera
jamais précisée. Même si on devine, à la réponse du narrateur, qu’elle se
rapporte à la supposée faible intelligence de la Cheffe. Il dément, bien sûr.
Car elle a été la femme de sa vie et elle a manifesté pour lui quelque chose
qui s’apparentait à de l’amitié.
La Cheffe est morte et sa biographie ou sa légende reste à
construire. Contre ce que raconte sa fille, le narrateur rétablit sa vérité.
Dans les détails, parce qu’il a lui-même enquêté sur le passé de celle qu’il
aimait, et dans la philosophie dont elle était imprégnée autant qu’elle en
faisait la colonne vertébrale de sa cuisine. Le mot qui la définit le mieux est
sans doute : loyauté. Loyauté envers les autres, envers elle-même, envers
son talent qu’elle ne surestime pas mais qu’elle exploite au mieux, envers les
produits qui n’ont pas besoin de séduire par des artifices quand ils sont bien
choisis. « Elle se méfiait de tout
procédé qui visait à faire joli, à faire bien au détriment, le cas échéant, de
la qualité première du produit. »
Après les années de formation sur le tas, guidée par
l’intuition des merveilles qu’elle peut faire naître de la nourriture, la Cheffe
a ouvert son enseigne, fidèle à ses principes. Ceux-ci se sont révélés
efficaces au-delà de ce qu’elle aurait pu souhaiter. Elle aimait accueillir ses
clients comme des amis, sans cependant leur manifester son amitié autrement que
par les vertus de ses plats, car pour le reste elle est peu démonstrative. Et
puis, le succès appelant la notoriété, elle a reçu une étoile. Ce jour-là, elle
a pleuré. Non de joie : « Si on
me récompense, c’est que j’ai démérité », dit-elle. Elle a eu le
sentiment de s’être compromise…
Sur ce premier malheur paradoxal s’en est greffé un
deuxième : sa fille est rentrée du Canada, a pris les choses en main selon
les lois d’un marketing agressif. Changeant la décoration, augmentant les prix,
imposant de la musique là où il n’y en avait jamais eu. Les conséquences ont
été rapides : perte de l’étoile, fermeture du restaurant. Et on se dit, en
suivant l’histoire de la Cheffe, que sa droiture morale ne pouvait se
satisfaire des apparences de la réussite, qu’elle a donc consciemment laissé sa
fille détruire ce qui, déjà, n’existait plus tout à fait.
Ce destin, rapporté par la voix du plus fidèle d’entre les fidèles, est fascinant. Et fascine encore davantage à travers l’écriture déhanchée et enveloppante de Marie Ndiaye, pour reprendre deux mots que nous lui avions proposés et qu’elle avait validés.
Ce destin, rapporté par la voix du plus fidèle d’entre les fidèles, est fascinant. Et fascine encore davantage à travers l’écriture déhanchée et enveloppante de Marie Ndiaye, pour reprendre deux mots que nous lui avions proposés et qu’elle avait validés.
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