Le torpillage du « Balkans »
Sur les lieux de la catastrophe
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
À bord d’un
torpilleur, … août 1918.
— Holà !
Écoutez aussi les récits du champ de bataille de la mer.
Il ne m’a pas
fallu longtemps pour en vivre un. Embarqué au soleil couchant, le lendemain
matin, le drame surgissait, atterrant.
Presque à la
même heure, à la fin du jour, trois paquebots quittaient un port de la
Méditerranée. Des torpilleurs les escortaient. J’étais sur l’un d’eux.
La vie du
marin est si rude, si triste et faite d’une si monotone abnégation que, jusqu’à
présent, je n’avais pu voir, sans le plaindre, un jeune homme s’y destiner.
Aujourd’hui, il faut faire plus que de le plaindre : il est bon, dès
l’appareillage, de prier pour son âme, si l’on est bien avec Dieu.
*
Les bâtiments
filaient dans la nuit. Tous allaient en Corse. Nous ne devions apercevoir
d’abord que deux hydravions rentrant à leur hangar. Nous quittant après sept
heures de mer, l’un des paquebots, hélas ! devait rencontrer plus cruel.
Il fut
torpillé. Cinq cents victimes, dit-on. Écoutez le drame solitaire.
Le matin, à
l’heure de l’aube innocente, nous arrivions à notre escale.
Nous, nous
n’avions rien subi ; le sans-fil ne nous avait rien transmis ;
l’autre devait être aussi à son port, pensions-nous. Cependant, il est
quelqu’un qui n’est pas satisfait : le commandant de la marine de
l’endroit, qui monte à notre bord, n’a pas été avisé par ses sémaphores du
passage ni de l’arrivée de notre compagnon. Il est inquiet. Il nous demande si nous
ne savons rien.
— Rien.
Il flaire le
malheur.
Voilà un
message. On le porte au chiffre. Pour aller plus vite, tous les officiers sont
dessus. Il dit : « Un hydravion fait savoir qu’il aperçoit des
radeaux chargés de naufragés en face Calvi. » Le bateau qui nous laissa, à
une heure du matin, est coulé.
— Appareillage !
Notre
torpilleur, sur-le-champ, retarde sa mission. Notre convoi attendra au port que
nous venions le reprendre ; il court au naufrage.
Nos matelots
qui savent où ils vont, avec la même indifférence de la souffrance et du
danger, gagnent leur machine, leur chaufferie ou le pont. Un chauffeur, qui est
un loustic, en redescendant dans son puits, prononce :
— Quand
je suis en congé, que j’ai un col propre et suis débarbouillé, on dit que je ne
f… rien, mais je m’en f…
Ça c’est pour
moi, le terrien. Nous filons. Un nouveau télégramme nous envoie le point où le
sous-marin vient d’être vu. C’est au nord. Nous avons mis cap sur le nord.
Nous longeons
la côte. Tenez, voilà l’endroit où l’autre semaine, après onze jours de
perdition en mer et une messe de morts dite par leurs amis, atterrirent, pesant
quinze kilos de moins, les deux aviateurs de Toulon. Nous avançons. Un second
sans-fil nous confirme le premier : « sous-marin à tel point ».
Nous approchons du lieu terrible. Le commandant, le second, les matelots
scrutent. L’enseigne, du bout de son compas, fait une croix sur la carte :
l’emplacement du pirate. Nous ne voyons rien. Nous marchons vingt minutes
encore. Tous nos regards au large. Sur son rocher, ville arabe, Calvi surgit.
Nous apercevons devant nous un petit torpilleur numéroté. Il est arrivé
premier.
— C’est là.
Le chien du
bord qui, jusqu’ici avait dormi sans se déranger, se met à se plaindre. C’est
là. C’est plus triste qu’un champ de bataille de la terre, car on y lit plus
d’agonie et la bataille est finie, finie à tout jamais. Nos machines faisant
moins de bruit, nous glissons dessus. Des canots chavirés, des morceaux de
radeaux, des bouteilles, des banquettes, des planches, des ceintures de
sauvetage, des chapeaux, des ombrelles, une cage à oiseaux, avec l’oiseau noyé
dedans, un chien avec son collier et sa laisse, une poupée ! où est sa
petite maman ? Puis des cadavres.
— Canots
à la mer, crie le commandant, qui croit les naufragés vivants. Mais il reprend
son ordre : ils sont morts ! C’est notre sillage qui les fait bouger.
Nous ne sommes
pas venus pour ramasser des cadavres. Nous cherchons. Comme un chien court au
gibier, le torpilleur pointe du nez vers tout ce qui remue :
— Mort.
— Mort.
— Là-bas !
Nous pointons
dessus.
— Morts
aussi.
Nous
parcourons ce champ d’épaves. Alors, nous faisons signe au petit torpilleur
d’approcher. Il approche. Le commandant prend le porte-voix et lui crie en
détachant toutes les syllabes :
— Est-ce
qu’il y a encore des naufragés dehors ?
L’autre
porte-voix répond :
— J’ai
ramassé des cadavres seulement.
— Il y en
a encore devant vous.
— Je vais
les prendre.
— Depuis
combien de temps êtes-vous là ?
— Deux
heures.
— Vous
savez où était le sous-marin ?
— Oui.
— Combien
de rescapés ?
— 102.
— Où
sont-ils ?
— À
Calvi.
— Vous
resterez à explorer jusqu’à la nuit.
— Bien.
La Corse en deuil
Il s’était
passé ceci :
Cette nuit,
après nous avoir quittés pour suivre sa route différente, à une heure et demie,
la lune couchée, dans le noir, le bateau reçut la torpille. Avant de le perdre
de vue, nous lui avions crié : « Bonne chance ! » Il coula
en moins d’une minute.
Il n’a même
pas eu le temps de nous envoyer le S.O.S. C’est pourquoi, quoique étant si
près, nous n’avons rien su immédiatement.
C’est un
hydravion qui, au petit matin, aperçut des survivants sur le radeau. Ils
mouraient de froid et d’épouvante. Il y avait des femmes et des enfants. Toute
la Corse pleure.
Le torpilleur
numéroté ramasse les cadavres. Quand un homme meurt au large sur le bateau, on
le jette à la mer. Ceux-là, on les repêche. Pitié nationale ! Nous, à
notre tâche ! Regagnons notre convoi. Nous avons trois jours encore de
navigation. Personne ne parle plus à bord, ni officiers ni marins. Ils viennent
de passer sur leur champ de bataille à eux. Ils pensent et se reconnaissent
prêts au même sacrifice. Tout le monde a les yeux rougis ; ce n’est pas
d’avoir pleuré, ce sont les escarbilles.
Le Petit Journal, 26 août 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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