On ne peut en dire autant de tous les romans de la rentrée
(ni de tous ceux qui sortent à d’autres moments, d’ailleurs) : celui de
David Diop, Frère d’âme, possède un
ton singulier, incantatoire, halluciné, un peu au-dessus de la langue que nous
utilisons dans les rapports quotidiens avec nos semblables (ou nos différents),
en tout cas ailleurs. Il y a de quoi : les circonstances sont celles de la
Grande Guerre où la vie d’un homme dans les tranchées valait moins que l’éclat
d’obus qui le tuerait, et quasi rien s’il avait la peau noire d’un tirailleur
sénégalais. (Malgré les envolées lyriques, là, on sort un instant du roman,
avec lesquelles la presse coloniale célébrait le courage et l’héroïsme de nos
bons indigènes.)
Alfa Ndiaye a passé ses jeunes années avec son ami, son
frère jusqu’à être amoureux de la même femme, Mademba Diop. Celui-ci, blessé à
mort sur le champ de bataille où ils sont tous les deux, lui demande de
l’achever mais Alfa n’en trouve pas la force. Il lui remet comme il peut les
tripes dans le ventre, mais les chairs, bien que sans espoir d’amélioration,
sont plus faciles à rassembler que les esprits. Et celui d’Alfa sombre dans un
délire où un passé vécu comme une légende se mêle à la sauvagerie des combats
d’aujourd’hui, il est devenu un monstre après avoir été un héros : il
coupe les mains des ennemis qu’il tue au corps à corps, les ramène comme des
trophées et passe pour un individu dangereux, ce qui n’est pas faux.
La suite le montrera d’ailleurs : Alfa s’est déconnecté
de ses origines, du monde où il se trouve et de lui-même, incapable de faire la
part des choses entre le réel et les démons qui grouillent sous son crâne.
Qu’il entende des voix est un moindre mal, qu’il se cherche dans le labyrinthe
d’un cerveau atteint par les événements est somme toute assez naturel. Mais il
plane désormais, comme la princesse capricieuse d’un conte dans le dernier
chapitre, dans « un endroit où tout
se confond, un endroit où la terre elle-même ne porte pas de cicatrices
distinctives, un endroit où la terre n’a pas d’histoire. »
Frère d’âme tient
de la fable cruelle, dans laquelle un homme se déshumanise par la faute de ses
semblables. Cent ans après, une guerre qui a fait bien des dégâts (c’est le propre
de toutes les guerres) donne encore naissance à des romans qui l’envisagent
sous des angles inédits. Tant mieux.
Citation
Nous avons grandi tout doucement, Mademba et moi. Et tout doucement nous avons renoncé à prendre la route du nord de Gandiol pour attendre le retour de Penndo. À l’âge de quinze ans, nous avons été circoncis le même jour. Nous avons été initiés aux secrets de l’âge adulte par le même ancien du village. Il nous a appris comment se conduire. Le plus grand secret qu’il nous a enseigné est que ce n’est pas l’homme qui dirige les événements mais les événements qui dirigent l’homme.
DAVID DIOP
Seuil, 176 p., 17 €, ebook, 11,99 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire