Plusieurs fois, en lisant le troisième roman de Pascal
Manoukian, j’ai pensé à Gérard Mordillat qui a abordé des sujets proches de
celui-ci. Mais il y met généralement plus de rage, la colère n’est pas
contenue, elle s’exprime à travers des personnages devenant, au fil des pages,
et malgré leur défaite souvent annoncée, des héros du prolétariat – et sans que
jamais ce mot de « prolétariat » ait, bien sûr, la moindre
connotation négative.
Le sujet ? Il est dans le titre, encore ne comprend-on
pas tout de suite ce titre si on n’en a jamais entendu parler auparavant (c’était
mon cas) : Le paradoxe d’Anderson
est exposé dans le livre de sciences économiques et sociales dans lequel Léa
révise au début du roman – mais, comme elle le referme en se disant : « Il sera toujours temps demain »,
il faudra attendre un peu avant de savoir de quoi il s’agit.
Ce qu’on sait à ce moment ? Léa est la fille d’Aline,
qui travaille chez Wooly où il y a des tricoteuses, et de Christophe, qui vit
dans la chaleur « devant les fours
où il transforme le sable en verre. » Léa prépare le bac et elle a un
petit frère, Mathis. Ils vivent dans un village, Essaimcourt, où il n’y a ni
école ni café. « Essaimcourt a la
beauté de ces arbres presque morts, chaque feuille est un miracle et vient
apporter sa tache de vie là où celle-ci a presque disparu. »
Alors, ce paradoxe d’Anderson ? Pour un paradoxe, c’est
est un, et des plus sérieux : il explique à Léa qui l’étudie qu’il ne sert
à rien de faire des études, ou à peu près : « Anderson a défini que l’acquisition par un étudiant d’un diplôme
supérieur à celui de ses parents ne lui assurait pas nécessairement une
position supérieure dans la vie professionnelle. Par exemple, imagine que moi,
après trois ans de fac ou cinq ans d’école de commerce, je finisse caissière
chez Simply. Ça, c’est le paradoxe d’Anderson. »
Léa possède les outils pour comprendre ce qui commande l’économie
et ce qui en découle, les emplois. Ceux de ses parents, en particulier, qui les
perdent d’ailleurs en cours de route comme on égare un objet auquel on tenait,
sinon que la perte ne se fait pas par mégarde mais selon une logique sur
laquelle les travailleurs des usines ont peu de poids. Bloquer l’accès des
lieux tant que les licenciés n’auront pas été réintégrés, s’en prendre au
patronat ? Ou attendre le passage dans la région du jeu des 1 000 euros ?
Les dernières pages sont la terrible conclusion d’une lutte finale qu’Eugène
Pottier n’imaginait pas ainsi en écrivant les paroles de « L’Internationale ».
Citation
En face, les volets sont clos depuis plus d’une année. Personne n’a rien vu venir. Une charrette en plein mois de juin, la veille des vacances. Trente licenciements secs. La direction a prévenu les employés par un SMS groupé. Élise, la voisine, et Jérôme, son mari, faisaient partie de la liste. Huit mois après, un huissier vidait leur maison et posait des scellés. Trop de dettes.
PASCAL MANOUKIAN
Seuil, 304 p., 19 €, ebook, 13,99 €
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