Monaco, principauté coupée du monde? Les prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco ont été remis hier. Je ne trouve les noms des lauréats que ce soir. Peut-être que tout le monde s'en moque? Tout le monde aurait bien tort. Les deux écrivains que je voudrais vous présenter - mais vous les connaissez déjà - méritent bien l'attention de cette récompense certes peu influente sur le grand public mais néanmoins prestigieuse. Et peut-être même le troisième (la troisième, en fait), Hélène Gestern, coup de cœur des lycéens pour Eux, sur la photo, que je n'ai malheureusement pas lu. Voici les deux autres, chacun à travers un livre dont ils m'avaient parlé. Jean-Paul Kauffmann en 1997, Philippe Lançon l'année dernière. Coïncidence (ou pas), tous les deux évoquent des îles...
Prix littéraire : Jean-Paul Kauffmann
A quoi tiennent les
choses : Jean-Paul Kauffmann avait publié un livre sur les îles Kerguelen
et devait passer pour un spécialiste des îles. Assez, en tout cas, pour que le
magazine Géo lui commande un
reportage sur Sainte-Hélène, là où Napoléon finit sa vie en captivité. C’est
où, Sainte-Hélène ? A deux mille kilomètres des côtes angolaises et à
trois mille des côtes brésiliennes. « Pour
tous les Français, Sainte-Hélène est évidemment un nom évocateur. Mais, comme
beaucoup d’autres personnes, j’ai longtemps été incapable de situer l’île sur
une carte. » Il en fallait plus pour l’arrêter. En fait, le
journaliste qui dirige aujourd’hui une publication intitulée L’amateur de cigares (après avoir dirigé
L’amateur de bordeaux) aime vraiment
les îles.
Il est donc allé à
Sainte-Hélène, armé de toute une documentation et avec pour mission d’en ramener
un texte de douze feuillets. « Le
temps de rappeler les faits historiques, j’étais presque à la fin de mon
article et je n’avais plus de place pour parler de Sainte-Hélène aujourd’hui.
Je me suis senti très frustré. »
Du coup, il a écrit trois
cent cinquante pages, La chambre noire deLongwood, un singulier récit de voyage qui mêle sa propre expérience à tout
ce qu’ont rapporté les contemporains de Napoléon, et en particulier ceux qu’on
appelle « les quatre évangélistes » : Las Cases, Montholon,
Gourgaud et Bertrand, chargés par l’empereur prisonnier de transcrire et d’organiser
ses souvenirs.
Pourtant, Jean-Paul
Kauffmann est longtemps resté au bord de ce livre sans oser s’y lancer
vraiment. On s’en souvient, il a lui-même vécu en otage au Liban : « Il s’agissait de raconter la
captivité de Napoléon. Et l’interférence qui pouvait se produire avec la mienne
me gênait. » S’il y a interférence, c’est seulement pour affiner les
sensations de celui qui connaît le poids du temps quand on ne le maîtrise pas :
« Tous les prisonniers du monde se
battent contre la massue du temps. Pendant ma détention, j’ai mené un combat
contre l’érosion provoquée par l’attente et l’ennui. »
Napoléon étant, d’autre
part, un personnage fort éloigné de lui, c’est ailleurs que Kauffmann est allé
chercher un intérêt pour son sujet : « Je
suis obsédé par les traces, les empreintes. Est-ce qu’un lieu où s’est produit
quelque chose d’important en garde une trace ? » Il a trouvé, ou
cru trouver, des traces olfactives. La maison de Longwood, où résida Napoléon,
lui a d’abord parlé par l’odeur particulière qui y régnait. Et, à la fin de son
séjour, il a ouvert, au même endroit, une bouteille du parfum – reconstitué –
dont l’empereur déchu s’aspergeait. Mais, comme il le dit, « je casse tous mes coups. Dans la maison, c’est un produit contre
les termites qui engendrait l’odeur. » Et le parfum lui parut très
banal…
Il n’empêche : son
voyage ne l’a pas déçu. Il y a rencontré quelques personnages étonnants, d’autres
prisonniers sans autre horizon que l’océan et, surtout, des fantômes du passé.
Les images le fascinent encore, « quand
je pense à la maison avec les murs rouges, sanglants, avec les nuages qui
arrivent. C’est très tourmenté. Il y a quelque chose de très bizarre dans cette
maison et dans ce paysage. Pour moi, c’est Les Hauts de Hurlevent sous les tropiques. »
C’est, en tout cas, le
prétexte à un récit magique, tissé entre passé et présent, entre sérieux et
ludique. La chambre noire de Longwood
est un voyage dans lequel on accompagne Jean-Paul Kauffmann en partageant sa
fascination – parce que son écriture, déliée et précise, nous la fait partager.
Bourse de la découverte : Philippe Lançon
La première fois,
Philippe Lançon, s’était avancé masqué : en 2004, son roman Je ne sais pas écrire et je suis un innocent
était paru sous le pseudonyme de Gabriel Lindero. Comme dans Les îles, il y était question de Cuba. « C’est lié à beaucoup de choses dans
ma vie, professionnelle et privée », explique-t-il. On s’en doutait un
peu : le narrateur des Iles
s’appelle… Philippe Lançon. « En fait,
c’est surtout moi dans le prologue. Pour le reste, je lui prête beaucoup de
choses que j’ai pu vivre ou croiser, mais je ne dirais pas que sa manière de
penser est systématiquement la mienne. Le narrateur est une conscience molle et
un peu dépressive, dont la dépression lui permet, par association de souvenirs,
d’idées et de choses concrètes, d’accueillir un tas de personnages et
l’histoire dont il est question. »
L’histoire envoie à Cuba,
pour des vacances, une avocate de Hong-Kong (une autre île). Jad, pendant ces
vacances où elle est accompagnée par Jun, une amie londonienne, devient folle.
Rien ne semblait l’y prédisposer. Rien non plus n’aurait dû conduire le
narrateur, épris de normalité, à écrire sur la folie de Jad si Marylin, originaire
de Cuba et qui a été sa femme, ne l’y avait poussé.
Philippe Lançon imagine
bien les îles capables de rendre fou. Ou plutôt, précise-t-il, « au sens où elles permettraient
d’aller vers quelque chose qui ressemble à une vérité. L’insularité, c’est
banal de le dire, renvoie à la solitude. On finit toujours par se cogner à
cette mer qui est autour. Comme ce sont des îles tropicales, s’y ajoute la
chaleur suffocante et saturante qui enveloppe les personnages. Cela renvoie à
des états de solitude qui, à mon sens, sont les seuls dans lesquels on peut
accéder à certains aspects d’une vérité sur soi. »
Le romancier transporte
avec lui les îles qui lui sont chères. « A
force d’avoir été arpentées, imaginées, rêvées, fictionnées, étudiées sous l’angle
du reportage, aimées sous forme de femmes et autres, elles deviennent des
appendices de la manière dont je peux vivre les choses, aborder à la fois les
gens, les paysages et les événements. »
Philippe Lançon semble
transporter aussi avec lui la littérature qu’il aime, et dont il parle dans Libération. Les îles est un roman farci de ses lectures. « J’espère que c’est sous forme très concrète. Les livres, dans
l’esprit du narrateur, ne sont absolument pas des références. Ils sont tombés
de leur bibliothèque et ils sont présents concrètement, sensuellement dans la
vie. Par exemple, quand Jun, paniquée par ce qui arrive à son amie, s’obstine à
lire Wittgenstein, elle le fait par chagrin, parce que son mari mort s’y
intéressait, et pour trouver des solutions. Mais Wittgenstein en soi n’a aucune
importance, et d’ailleurs elle n’y comprend rien. »
Si Les
îles nous raconte une histoire, c’est surtout un roman dans lequel la
mélancolie du narrateur incite à une sorte de méditation lente. La lenteur
convient d’ailleurs à sa lecture, puisque celle-ci engage une réflexion sur
l’existence, sans esprit de système mais en utilisant au mieux les événements
pour rebondir d’une direction vers une autre. « Est-ce que c’est une bonne histoire ? On s’en fout, des
bonnes histoires, il y en a partout. Mais à partir de là, le narrateur procède,
à sa façon, à un véritable examen de conscience. » Et c’est le cœur du
livre.
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