Encore une longue et éreintante histoire de couple,
pense-t-on pendant les premières pages du roman de Jonathan Dee, Les privilèges. Privilégiés, Cynthia et
Adam le sont à coup sûr. A 22 ans, tout le monde les envie déjà. Brillants,
promis à un avenir qui leur ressemble, leur amour et leur humour annoncent une
belle complicité, moteur du succès. A la fin du premier chapitre, on est comblé
par le récit d’une journée où tous les excès d’un mariage réussi étaient
présents, avant l’apaisement des jeunes époux fatigués. On est, en même temps,
inquiet de ce qui va suivre.
Aucune raison d’être inquiet : Jonathan Dee possède
assez d’arguments pour convaincre, et ne se contente pas de retracer, comme
tant d’autres avant lui, le parcours du combattant de chaque protagoniste. Il a
mieux à faire : inscrire Cynthia et Adam dans leur époque, leur donner à
ressentir – et au lecteur en même temps – les secousses parfois bénéfiques qui
bousculent les choses en apparence les mieux établies et obligent à rebondir.
Mieux, il réussit cela dans une écriture qui ne semble pas
souffrir de la traduction : « Le
temps avançait sur deux axes parallèles : tandis que le passage des années
se révélait prodigue et mystérieux, écrasant leur jeunesse derrière eux avec
autant d’insensibilité qu’une immense roue de feu, ces années, pourtant, se composaient
aussi de journées qui pouvaient sembler interminables, s’écouler goutte à
goutte, selon leur bon vouloir, comme pour un supplice de damné. »
Doué pour la finance, Adam travaille dans un fond
d’investissement où il y a beaucoup d’argent et peu de personnel. Son patron ne
tarde pas à l’élire comme son futur successeur. Mais Adam a monté entretemps sa
propre affaire souterraine, hors des limites de la légalité, et il a besoin de
rester employé par une société qui sert de couverture à des activités très
lucratives. L’évolution de la famille, qui s’est élargie avec la naissance de
deux enfants, correspond aux promesses. Le confort est de plus en plus grand,
une banque située dans une île où vacances paradisiaques riment avec paradis
fiscal gère une petite fortune. Tout va bien. Tout irait bien s’il ne planait,
malgré tout, une menace sur des pratiques trop rentables pour être honnêtes.
Zut ! pense-t-on à ce moment : les clichés du
couple n’ont été abandonnés que pour être remplacés par ceux du trader hors des
rails. Non. Ou plutôt oui, mais pas seulement. Le roman n’en finit pas
d’aborder des zones actives de la société, toutes différentes, avec un regard
acéré qui les rend comme neuves. Parmi ces approches, celle d’April, jeune
fille particulièrement privilégiée qui tente toutes les expériences, effraie.
Celle de son frère Jonas, qui cache la fortune de ses parents pour étudier
l’art brut, rassure, avant de devenir effrayante aussi.
En réalité, l’histoire de ces quatre personnages dessine des lignes
entrecroisées, plus ou moins éloignées les unes des autres selon les moments.
Chacune possède sa dynamique propre, aucune n’est étrangère aux trois qui
l’accompagnent. Le résultat est fascinant. Du chemin qui semblait tracé le jour
du mariage, il reste des traces profondément marquées dans l’épaisseur du
temps. Et d’autres, plus imprévisibles, formant une sorte de squelette sur
lequel la chair palpite.
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