Le mot le plus important, dans un roman qui peut sembler
désespéré, est : bonheur. Il arrive dès la deuxième ligne, il est le titre
d’un dernier chapitre conclu par : « j’ai
mené une vie très heureuse », et il revient sans cesse dans la vie de
Kemal. Depuis qu’il a retrouvé sa cousine Füsun et qu’elle est devenue sa
maîtresse, il collectionne les moments de grâce en tentant d’évaluer leur
niveau de perfection. Sur la ligne du Temps telle que la définit Aristote, il
saisit des instants présents. Se représenter le temps est affligeant, « parce que cela nous rappelle la fin
inéluctable de la ligne, la mort ». Tandis que « ces instants que nous appelons le présent peuvent être
pourvoyeurs d’un bonheur suffisant à combler nos cœurs pour un siècle ».
Liés aux instants, les objets sont ce que Kemal a gardé d’un
amour très contrarié. Quand, en 1975, il s’attache à Füsun, il est occupé à
préparer ses fiançailles avec Sibel. Une réception grandiose au Hilton
d’Istanbul, pour être à la hauteur de la bonne société à laquelle appartient sa
famille. Sibel est la compagne idéale. Mais que vient faire Füsun dans le jeu
codé de l’amour et du mariage ? Petite vendeuse que Kemal a connue enfant,
la jeune fille de dix-huit ans déboule dans sa vie sans se soucier des
conventions. Elle est très vite prête à « aller
jusqu’au bout », comme le dit Kemal, c’est-à-dire à faire l’amour avec
lui, chaque après-midi, lors de rendez-vous où elle est censée travailler les
mathématiques. Quarante-quatre fois – le nombre a son importance.
La question de la virginité des filles est évoquée plusieurs
fois dans le roman. L’époque se situe entre le respect des traditions et une
influence occidentale qui les secoue. Il va de soi qu’une femme arrive vierge
au mariage – tandis que les hommes se rappellent leurs souvenirs du bordel.
Füsun n’en tient aucun compte. Sibel non plus, d’ailleurs, qui retrouve souvent
Kemal au bureau en fin de journée avant même leurs fiançailles…
D’autres éléments inscrivent aussi le récit dans son temps.
Des explosions retentissent, conséquence d’attentats qui déboucheront sur un
coup d’Etat et sur un couvre-feu. Tout cela n’est pourtant qu’un décor dans
lequel s’écrit l’histoire individuelle d’un amoureux obsessionnel, devenu
incapable de ne pas penser à Füsun, surtout quand elle disparaît après avoir
assisté à la fête des fiançailles. Kemal se réfugie dans la chambre où il
aimait sa maîtresse, il chérit les objets qu’elle a touchés et qui lui sont une
insuffisante consolation.
De plus en plus replié sur lui-même, il se coupe
progressivement de ses amis. Son mariage, bien sûr, tombe à l’eau. Kemal finit
par retrouver Füsun dans l’appartement où elle a déménagé avec ses parents.
Mais elle est mariée à un scénariste falot. Cela ne l’arrête pas :
persuadé de pouvoir regagner son amour, il ira régulièrement, pendant huit ans,
dîner dans sa famille. 1.593 fois, il espérera un regard de Füsun, un
rapprochement sous l’œil distrait et complice de ses parents. Puisqu’elle veut être
actrice, il deviendra producteur pour l’aider dans ses projets. Puisque le
premier mouvement de Kemal est toujours de toucher Füsun et que celle-ci s’y
refuse, il se contiendra avec difficulté. Se contentant de sa présence et de
ramener chez lui des objets appartenant à son quotidien, récupérant notamment,
pendant ces huit années, 4.213 mégots de cigarettes fumées par Füsun. La
consolation vient aussi par les chiffres…
Plus tard, leur histoire s’étant achevée brutalement, Kemal prendra
conscience, après avoir visité 1.743 musées dans le monde entier, de ce qu’il a
rassemblé une collection digne d’être visitée par tous ceux qui veulent
connaître et partager la force de l’amour. Ce sera Le musée de l’Innocence, dans lequel intervient Orhan Pamuk, auteur
d’un livre, celui-ci, qui expliquera, mieux qu’un guide, pourquoi tous ces
objets ont été rassemblés. Ils sont la manifestation concrète des instants qui
ont ponctué une histoire devenue unique.
Depuis qu'il a écrit ce roman, Orhan Pamuk a prolongé son projet et, d'une certaine manière, réalisé son rêve. Il a ouvert en effet un musée de l'Innocence à Istanbul, dans lequel il a rassemblé des objets qui évoquent la ville de sa jeunesse. Puisqu'il reste écrivain avant d'être muséographe, sa démarche est devenue un beau livre qui sortira en français dans quelques jours, L'innocence des objets. Il y parle du rôle du musée, de la psychologie du collectionneur, des traditions propres à Istanbul...
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