samedi 1 novembre 2014

14-18, Paul d'Ivoi écoute parler la rue




Mots de guerre des jeunes filles

Les historiens nous content que les femmes gauloises suivaient les guerriers au combat, exaltant le courage des braves et flagellant les timides. Trois mois de lutte ont fait renaître chez les femmes de France la mentalité héroïque de leurs aïeules. Voici quelques « mots de guerre » jaillis de lèvres de jeunes filles, et que j’ai pieusement notés.
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Lineke (diminutif affectueux d’Aline) est toute blonde et toute rose. Elle a grandi dans la Flandre catholique. Sa petite âme simplette et pure réprouvait naturellement la violence. Elle ne concevait que pardon, excuse, miséricorde, même pour les pires coupables.
Je la rencontre. Est-ce pour la taquiner ? Peut-être ; mais je lui dis :
— Vous avez lu…, à tel endroit…, cette hécatombe d’Allemands ?
Ses paupières palpitent. Elle pâlit un peu en murmurant :
— Et des nôtres ?
— Oh ! beaucoup moins. La proportion de un à cinq.
Son visage s’éclaire. Elle joint les mains, et fervente :
— Que Dieu soit béni !
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Me voici sur le quai de la gare d’évacuation d’A… Un train de blessés vient de passer ; un autre est signalé. Durant l’attente, j’écoute deux jeunes affiliées à une société de secours, attachées à cette dure besogne que l’on dénomme : « service des trains ».
Je les ai remarquées, un instant plus tôt, distribuant vivres, cigarettes, chocolat, sucre, etc., aux dolents voyageurs des trains sanitaires, avec le tact de braves fillettes de France : le nécessaire aux blessés allemands, les gâteries aux nôtres. Maintenant elles causent :
— Oh ! cette Mme Z… Quelle ridicule coquetterie ! Être infirmière de la Croix-Rouge et porter aux oreilles des diamants comme des bouchons de carafe !
— Naïve, va ! C’est pour dissimuler les oreilles du roi Midas.
— Elle les a si longues que ça ! Je n’ai pas remarqué.
— Personne ne remarque. On ne voit que les diamants.
Le convoi annoncé entre en gare. Les gentilles « servantes des trains » courent à leur devoir. Soudain, un cri. L’une a reconnu son fiancé, la tête enveloppée de linges. L’éclat d’un shrapnell lui a labouré la joue, traversé la mâchoire.
Le train repart. L’amie enlace sa compagne qui regarde dans le vague, droit devant elle. Consolatrice, elle prononce doucement :
— Sois courageuse, ma pauvre chérie. Peut-être, il ne sera pas défiguré.
La fiancée secoue les épaules, et redressée en une fierté soudaine :
— Défiguré ! Il aura la médaille victorieuse de 1914 ; on ne verra qu’elle. Cela vaut bien un diamant.
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Sur mon bureau, je trouve la lettre d’une autre fiancée. Comment y est-elle venue ? Ceci importe peu ; on sait ma dévotion à Mme de Sévigné et au genre épistolaire.  oilà tout.
Le futur de la signataire s’est « embusqué » comme conducteur de son auto 24 H.P.
Ancien élève cancre, citoyen très médiocre, il a craint sans doute d’être mauvais soldat.
Bref, il fut embusqué. En brillant uniforme, on le vit continuellement rouler en quatrième vitesse. Toute affaire cessante, il volait sans trêve… nulle part.
Or, revanche d’une immanente justice, cette course effrénée vers des buts inutiles a failli le mener à la mort.
L’auto a fait panache (ironie cruelle pour un garçon qui en a si peu). Résultat : bassin fracturé, une jambe brisée.
Un coup moral devait s’ajouter à ce dégât matériel. Celle dont l’éclopé briguait la main lui adressa le joli billet dont je transcris cet extrait :
« Monsieur Albert,
» Je fais, croyez-le, des vœux sincères pour votre prompt rétablissement ; mais je ne puis me tenir de vous féliciter. Une blessure de temps de guerre est presque une blessure de guerre. » Etc., etc.
Je crois que le mariage ne se fera pas.
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Aux Champs-Elysées, près du Palais de Glace, où elles fréquentaient peut-être autrefois, d’élégantes jeunes personnes stationnent. Que disent-elles ?
— Aucune lettre de mon frère qui est là bas !
— Et nous donc. Rien de mes deux frères, ni de mon cousin. À la maison, nous sommes folles d’inquiétude !
Une nouvelle venue se mêle au groupe. Son arrivée motive cet appel de tendre et inconsciente solidarité :
— Voici Laure. Laure, remonte-nous un peu, toi qui n’as personne au feu.
L’interpellée les regarde. Elle a un sourire mélancolique, puis d’un ton très simple :
— C’était injuste, aussi j’y vais moi-même, ou du moins le plus près possible.
— Toi-même ?
— Oui, mon tuteur, le major L…, m’admet à l’hôpital temporaire de… (le nom d’une localité de l’Aisne). Je pars demain.
Et toutes, oublieuses de l’angoisse, s’embrassent avec effusion.
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Rue des Martyrs à présent. Deux fillettes, arpètes en chômage forcé, ascensionnent vers Montmartre.
— Tu parles, explique l’une avec cet inimitable accent de Paris, un blessé, envoyé en convalescence ; pas le rond et pas de train pour son patelin avant ce matin. Je ne pouvais pas le laisser en chandelle dans la rue.
— Bien sûr, seulement…
— Quoi ? Je l’ai monté chez nous. M’man lui a dit : « Repose-toi, mon gars. Colle-toi dans le plumard. Nous, on va à l’hôtel. » Et on s’est débiné dare-dare pour qu’il ne s’égosille pas à remercier.
La compagne de la narratrice marque un geste admiratif :
— C’est bath ! Mais l’hôtel par le temps qui court…
— T’es bête. L’hôtel… une frime ! On ne travaille pas, c’est pas l’instant de refiler quarante sous au logeur !
— Alors ?
— Alors ? La mère et moi, on a dormi dans l’escalier… comme des reines !
Tu as raison, petite arpète, tu es une reine de cœur.
Paul d’Ivoi.

1 commentaire:

  1. Votre blog est d'une belle beauté par sa sobriété qui met encore plus en lumière la finesse de l'analyse de l'œuvre de Lydie Salvayre que j'avais négligemment rejetée à la découverte de son premier roman.
    Je pose le raccourci URL de votre blog sur mon Bureau pour y revenir plus tardivement pour une relecture plus attentive.
    Merci !

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