Le mois dernier, je vous racontais comment j'avais vécu les débuts des Editions Le Cri, à la triste occasion de leur fin d'activité.
Puisque, après moi, cela a duré trente ans de mieux (la preuve que je n'étais pas indispensable), d'autres personnes ont partagé les époques ultérieures. Parmi eux, Arnaud de la Croix, qui m'envoyait tout à l'heure un texte que je trouve très beau. Il m'autorise à partager avec vous, et j'en remercie vivement.
Le parcours d'Arnaud dans l'édition est trop dense pour être résumé en quelques lignes. Je me contenterai de signaler ses deux derniers livres publiés, Hitler et la franc-maçonnerie, qui vient aussi de paraître en néerlandais, et Outplacement, d'abord édité sous forme de livre numérique chez Onlit Books.
Je lui laisse la parole.
Une aventure
La liquidation – c’est le
terme officiel, il me fait penser à une opération de liquéfaction – des
éditions Le Cri, une association présumée « sans but lucratif »,
cette liquéfaction, officiellement annoncée le jeudi 3 octobre 2013, m’affecte
bien plus que je ne croyais. Aussi, ce dimanche 6 octobre, j’éprouve le besoin
d’écrire ce que j’ai vécu durant ces quelques années, de 1983 à 1987, où je me
suis trouvé associé à l’une des seules aventures littéraires qui ait compté en
Belgique francophone à la fin du siècle dernier.
Ça peut sembler de la forfanterie, de dire ça, d’autant que c’était une
aventure complètement improbable, totalement aléatoire, mais c’est précisément
pour ça que les choses ont fonctionné, et je vais tenter d’expliquer pourquoi.
Contrairement à ce qu’a
pu raconter Christian Lutz, le patron, dans les médias, à une époque où ça
faisait bien dans le tableau, parce que j’occupais alors une position plutôt
enviable dans le petit paysage éditorial local, je n’ai pas fait partie des
fondateurs du Cri. Je n’ai pas participé à sa liquéfaction non plus,
d’ailleurs.
Partagé, à un peu plus de
vingt ans, entre la philosophie, que j’étudiais, la littérature, dont j’étais
et suis toujours amoureux, la bande dessinée et la peinture à l’huile, que
m’enseignaient un peintre ardennais et le nègre bruxellois de Delvaux, j’avais
commis un texte largement autobiographique, au titre évocateur de Je suis encore jeune et triste. Ce titre
avait mis mon père en colère (c’était quelqu’un d’assez colérique, je dois
dire), m’avait valu une lettre cruelle de l’éditeur Christian Bourgois
(« Arrêtez d’écrire sur les décombres des livres des autres. ») et de
nombreuses fins de non recevoir plus impersonnelles les unes que les autres.
Bourgois me laissait malgré tout entendre qu’à condition de m’y mettre
sérieusement, il y avait peut-être un espoir… J’étais résolu à jeter l’éponge,
lorsque mon frère cadet me montra une interview parue dans Le Vif : deux jeunes et dynamiques Bruxellois, Lutz et Jacoby –
le petit trapu et le grand mince, ces choses-là ne s’inventent pas, difficile
de les faire tenir dans la même photographie – y faisaient part de leur
enthousiasme éditorial. Quelques ouvrages à la maquette soignée et aux titres
alléchants, tels Contes pour petites filles
perverses de Nadine Monfils ou Quadrichromie
de Pierre Maury, venaient en renfort de leurs propos.
Enthousiasme
communicatif : je leur téléphonai depuis Anvers, ma ville d’enfance et
d’adolescence, et Jacoby, un adepte du calme intégral, m’invita d’une voix
atone à leur envoyer mon manuscrit (c’était un temps où le mail n’existait pas
et où on s’écrivait des lettres, d’amour parfois).
Bientôt, Lutz me rappela
(il intervenait toujours en second rideau, leur numéro était assez au
point) : ils avaient apprécié mon écriture et m’invitaient à une réunion
avec d’autres auteurs.
Il y avait là, dans les
modestes pièces de la rue Elise, une ambiance de conspiration. Lutz cultivait,
sans rien faire ni dire de spécial, sans raison particulière non plus, le
mystère. Jacoby, souriant et taciturne, nous observait. Outre deux inconnus qui
ont, je pense, bien fait de le rester, se trouvaient là Yves-William Delzenne,
dandy et poète, auteur chez l’éditeur Jacques Antoine des Poèmes d’amour persan, et Patrick Delperdange, qui débarquait de sa
province comme moi de la mienne.
Christian Lutz m’apparut
très vite pour ce qu’il était : ce mélange curieux d’idéaliste et de
combinard, de rêveur et d’entrepreneur, de charmeur et d’ours mal léché. Il se
proposait de nous réunir, les cinq jeunes pousses, dans un recueil destiné à
faire découvrir à un public supposé avide de sensations inédites, rien moins
que la nouvelle vague de l’écriture francophone belge. Séduisant. Cependant il
nous revenait, en écumant nos parents, amis et relations, de réunir
suffisamment de souscriptions pour financer ledit projet.
Echec cuisant :
Delzenne, jugeant qu’il ne pouvait se commettre dans pareille entreprise
collectiviste, se retira bien vite, et nous ne réunîmes, après plusieurs mois,
qu’un nombre réduit de promesses d’achat. Le projet capota.
Entre-temps, Jacoby nous
avait photographiés en noir et blanc. Sa marque de fabrique consistait à
trépaner par l’image ses victimes plus ou moins consentantes, systématiquement
portraiturées jusqu’en haut du front mais jamais plus haut. Entre-temps j’avais
été, au sortir de l’historique réunion, prendre un verre avec Patrick et nous
étions devenus amis (nous le sommes toujours, je pense). Entre-temps Christian
m’avait proposé de créer pour le compte du Cri une librairie, que nous
appelâmes Le Cri du Président – parce qu’elle était située rue du Président à
Bruxelles -, appellation qui me valut un étrange appel téléphonique de
l’ambassade du Chili, époque Pinochet, qui y voyait une allusion au défunt
président Salvador Allende.
Dans ladite librairie, je
fis quelques rencontres intéressantes : les prostituées du coin y venaient
régulièrement, grandes amatrices de lecture (elles ne manquaient jamais
l’émission Apostrophes, me disaient-elles). L’un de mes bons clients était le
fondateur de Pour, ex-gauchiste
devenu patron de presse sportive après sa rencontre rédemptrice avec le
quadruple vainqueur belge du Tour de France (je soupçonnais, sans jamais en
avoir eu la preuve formelle, le ministre Paul Van Den Boeynants, une des
victimes des campagnes de presse de Pour,
de les avoir présentés l’un à l’autre – après l’incendie bien entendu
accidentel, néanmoins providentiel, dudit journal). Et Thierry Groensteen,
lecteur boulimique, qui venait là en voisin et devait bientôt lancer la
nouvelle formule des Cahiers de la bande
dessinée, à laquelle il m’associa suite à nos longues conversations sur la
BD (il n’y avait pas toujours beaucoup de clients dans la librairie).
Je découvris surtout la
face cachée de l’iceberg : les rotations, mises en place et droits de
retour, notes de crédits et taux de TVA, mécanismes de diffusion et de distribution,
bref la vie commerciale du livre. Je découvris aussi que le roman Malpertuis de Jean Ray était épuisé et
proposai à Christian de le rééditer. On le fit et ce fut un beau succès.
Aussi Christian m’invita,
après une année de ce régime, à rejoindre la rue Elise en tant que directeur
littéraire. Un bien grand mot car je me retrouvai parfois à coller des
enveloppes, dactylographier des manuscrits, et jouer à l’attaché de presse.
Mais je pus mettre la main à la publication de 444 Ocampo Drive, un livre vraiment intéressant où Pascal Vrebos
narrait ses entretiens avec Henry Miller, recueillis à l’adresse californienne
de celui-ci. Avec La Course des chevaux
libres, je découvris que Delzenne n’était pas seulement poète mais un
véritable romancier (il publierait bientôt certains de ses livres chez Actes
Sud, autre maison fondée par un Belge, ceci dit Lutz est d’origine
luxembourgeoise) et nous devînmes amis (nous le sommes toujours). Je fis la
connaissance de Gaston Compère, un vrai grand écrivain et un homme vrai. C’est
à lui, respecté de tous, que je fis ma première remarque au sujet de l’un de
ses textes : il le prit avec sagesse et me remercia. Il m’encouragea, le
premier, à poursuivre dans cette voie, à exercer vraiment le métier de
directeur littéraire, c’est-à-dire de premier lecteur, dont le regard vierge
peut aider l’auteur à revoir son texte.
Je me souviens d’avoir
édité Place de Londres de Patrick
Delperdange et Anita Van Belle, un roman policier qui mettait en scène les
habitants de ce quartier populaire de Bruxelles – certains se reconnurent
aisément – où habitait Patrick à l’époque. Avec Mauthausen Dachau d’Arthur Haulot, j’initiai une collection de
documents qui vint étoffer le catalogue de la maison.
Ce catalogue, où le poète
André Miguel voisinait avec Nadine Monfils ou Thilde Barboni, nous
ressemblait : il procédait de l’empirisme et de l’éclectisme, et c’est
pourquoi il fit vraiment bouger les choses, infusa un sang neuf dans un paysage
plutôt morose. Je convainquis Thomas Owen, auteur fantastique réputé, d’écrire
une suite à Malpertuis de son maître
Jean Ray. Les héritiers de ce dernier refusèrent. Dommage, je pense qu’Owen
nous aurait concocté une surprise de taille.
Je fis la connaissance,
au détour d’un couloir ministériel, du terrifiant et ridicule Washburn
(prononcer Ouachbeurne). Ce sosie, au physique, du comique Patrick Topaloff,
régnait en maître dans l’attribution des aides à l’édition. Qualifiant ceux qui
se dressaient sur sa route de « petits fachistes », il ne jugeait
véritablement littéraire, et donc digne d’être subventionné, que ce qui
correspondait à sa définition très précise de la « belgitude ». Cette
définition s’étalait au long d’une prose ingrate, dans sa préface au recueil
collectif intitulé Valises pour une
histoire de nos lettres. Ladite préface occupait plus de la moitié du
volume en question, le reste étant dévolu à de petites notices consacrées aux
écrivains labellisés littérairement corrects. Cette définition devait tout ou à
peu près à Goldman – pas le chanteur, non, l’adepte oublié de la sociocritique
– et décrétait que, la Belgique étant un petit pays artificiellement créé et
profondément divisé, un pays en mal d’identité, eh bien, ceci ne pouvait se
traduire que par une littérature du manque, trouée de blancs, zézayante et
lacunaire…
Tout ce qui échappait à
cette définition ne méritait tout simplement pas d’exister. Il fallut des
années pour mettre fin à la toute-puissance de ce Pol Pot de nos lettres. Il
paraît que son fantôme erre encore dans les couloirs de quelque ministère,
éternelle et spectrale balise pour l’imprudent qui s’aventurerait en dehors des
sentiers autorisés par ses soins… Il a rédigé de rares mais extraordinaires
recueils de poèmes, publiés dans une prestigieuse maison parisienne, avec
l’aide ministérielle comme il se doit.
Je me rendis plusieurs
fois au Québec avec Christian, sous la houlette de Vander, le diffuseur de nos
livres, un homme d’affaires avisé, haut en couleurs (je ne dirai pas caractériel),
qui devait donner à la Foire du Livre de Bruxelles ses lettres de noblesse. Là,
en compagnie de Jacques De Decker, le dernier encyclopédiste, de Thilde Barboni,
de Nadine Monfils, entre Salon du Livre de Montréal et cabane à sucre, je fis
la connaissance de Jean-Claude Lalanne, Béarnais exilé au Canada, écrivain de
talent, et de l’éditeur Benoît Patar, chaleureux, philosophe, cinéphile et dévot.
Nous co-éditâmes Lalanne, qui vint ensuite habiter Bruxelles. Nous devînmes
amis (nous le sommes encore, je pense).
Lorsque finalement je
quittai Le Cri, j’eus le plaisir d’éditer plusieurs de ces auteurs chez
Duculot, puis chez Casterman. De loin en loin, je suivis l’évolution de
Christian. Le terrible Washburn à présent hors jeu, il eut enfin accès à la
manne – toute relative – des subventions officielles. Ce qui se paye, bien sûr :
on vit Le Cri s’adonner soudain à la publication d’obscurs bulletins
académiques et à la redécouverte d’auteurs oubliés, empoussiérés, qu’il valait
peut-être mieux laisser sommeiller. Lutz continuait parfois aussi à jouer les
découvreurs : poursuivant le travail entrepris avec Delzenne, mettant en
lumière Xavier Deutsch, éditant un roman de Jean Van Hamme ou rééditant avec
soin Maeterlinck et à petit prix les Harry Dickson de Jean Ray, mettant à la
portée du public francophone les articles provocants du nationaliste flamand
Bart De Wever.
Nous avions même fini par
nous réconcilier.
Et c’est là, au moment de
la liquéfaction, lorsque les héros, fatigués, s’assoupissent, que me revient un
souvenir singulier. De la complicité qui nous unit, Christian et moi, pendant
ces années-là, ce souvenir est pour moi le plus fort. Il m’aida aussi à prendre
mes distances vis-à-vis de lui, qui m’avait mis le pied à l’étrier, et à vivre
d’autres aventures.
Sous la présidence de
Vander, la Foire du Livre de Bruxelles, à laquelle nous collaborions de près
Christian et moi, menait une politique de prestige. Notamment, en invitant
chaque jour à ses frais un écrivain de notoriété internationale. Nous avions
appris qu’Anthony Burgess, l’auteur d’Orange
mécanique et des Puissances des
ténèbres, serait l’un de ces auteurs-vedettes. Avec l’accord tacite d’un
autre des organisateurs de la manifestation, l’éminent Jean-Jacques Schellens,
qui avait été l’éditeur de Bob Morane chez Marabout, nous kidnappâmes
littéralement Burgess pour un soir.
A l’auberge uccloise où
nous l’emmenâmes avec sa femme (la seconde, la première, nous laissa-t-il entendre,
était décédée des suites de l’alcool absorbé après avoir vécu une scène très semblable
à la scène du viol dans Orange mécanique),
Burgess faucha subrepticement la carte, plutôt luxueuse, qui représentait le
banquet peint par Brueghel. Il se répandit en un feu d’artifice de jeux de mots
tarabiscotés et en anecdotes personnelles assez inventives. A l’en croire, il
avait participé au Débarquement de Normandie puis, dans la foulée, traversé la
Belgique entière à pied.
Christian et moi
souhaitions qu’il préface un livre que nous écrivions ensemble… Il accepta.
J’avais passé une très belle soirée. Cependant
Christian était déçu. Je compris qu’il s’attendait à ce que Burgess, la star,
le Nobel en puissance, jette des éclairs par les yeux et des étincelles par les
oreilles. Or c’était un homme, avec ses faiblesses, et c’est précisément ce
qui, à mes yeux, le rendait attachant : il ne trichait pas. Plus profondément,
Christian avait élaboré une représentation bien particulière de ce qu’était un
artiste, un vrai, et c’est pourquoi Burgess l’avait déçu. Ainsi, à l’Ecole Européenne
de Bruxelles, Christian avait voisiné avec Dick Annegarn et, à l’entendre, le
chanteur composait sans le moindre effort. Ca lui tombait tout cuit du ciel.
Que le musicien Prince, les écrivains Compère ou Burgess procèdent à un labeur
toujours recommencé, à des exercices infinis, c’était pour lui inacceptable et
inconcevable. Je pensais exactement le contraire. Même si l’élégance suprême de
l’artiste consiste précisément à dissimuler son travail aux yeux du public.
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