Chère cousine,
As-tu remarqué combien les hommes politiques semblent
présenter, à longueur de discours et de prises de position tranchées (ce mot va prendre, dans un instant, un tout autre sens), un monde
simple, pour ne pas dire simpliste? Si tu n’écoutes que leurs voix, il manque le
relief et la couleur – ils en sont au noir et blanc. Heureusement, les
romanciers sont là pour apporter une interprétation plus complexe de notre
univers. Plus authentique, par conséquent.
La collision de deux
informations provoque parfois des résultats inattendus. Ce fut le cas lundi, 11
novembre, jour de commémoration de l’armistice de la Grande Guerre en France
(et dans quelques autres pays) où François Hollande, président, effectua un
parcours semé d’embûches de Paris à Oyonnax pour saluer la mémoire des Poilus et
entonner un hymne à la liberté. Tout cela est bel et bien. Mais, au moment où
je suis tombé sur son discours d’Oyonnax, j'avais interrompu, le temps
d’un journal télévisé, la lecture d’un classique de la littérature française
sur la même guerre dont il était question : Le Feu, d’Henri Barbusse, a reçu le Prix Goncourt 1916 et raconte
le quotidien des tranchées (tu vois?) dans sa réalité tragique, avec les accents divers
des combattants, les jurons qui émaillent leurs dialogues, les morts et les
blessés partout, la bravoure et la
peur…
Un paragraphe du discours
de François Hollande, survenant au milieu de cette lecture, a pris une
résonance singulière :
« Avec cette même question qui revient, qui
revient sans cesse : pourquoi se sont-ils battus ? Les poilus de 14,
les héros anonymes des tranchées, les femmes qui étaient à l’arrière et qui
faisaient vivre le pays. Pourquoi se sont-ils battus, les Français libres ?
Les maquisards ? Les résistants ! Pourquoi sont-ils montés au
front ? Pourquoi ont-ils pris les armes au sacrifice de leur vie ? »
Et, dans ce paragraphe,
tout particulièrement, la mention des femmes « qui étaient à l’arrière et qui faisaient vivre le pays. »
Pourquoi ? Parce que cela serait faux ? D’un point de vue général, où
les aspérités sont gommées pour faire entrer des faits contradictoires dans un
seul moule, c’est très probablement vrai. Mais…
Mais, je te le rappelle, je lisais Le Feu. Roman dans lequel Poterloo,
un soldat français, au prix d’une mystification qui a grande allure (il se fait
passer pour un soldat allemand), réussit à rejoindre Lens, la ville où il
vivait en temps de paix, avec l’espoir de croiser, précisément, sa femme. Et ce
qu’il voit, dans sa maison dont la porte en deux parties est ouverte par le
haut, n’est pas exactement ce qu’il avait prévu.
« J’ai passé en tendant l’cou de côté. Il y
avait, rosées, éclairées, des têtes d’hommes et de femmes autour de la table
ronde et de la lampe. Mes yeux se sont jetés sur elle, sur Clotilde. Je l’ai
bien vue. Elle était assise entre deux types, des sous-offs, je crois, qui lui
parlaient. Et quoi qu’elle faisait ? Rien ; elle souriait, en
penchant gentiment sa figure entourée d’un léger petit cadre de cheveux blonds
où la lampe mettait de la dorure.
« Elle souriait. Elle était contente. Elle
avait l’air d’être bien, à côté de cette gradaille boche, de cette lampe et de
ce feu qui me soufflait une tiédeur que je reconnaissais. J’ai passé, puis je
me suis r’tourné, et j’ai repassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire.
Pas un sourire forcé, non, un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle
donnait. Et pendant l’temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’ai pu
voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhomme galonné et
essayait de lui monter sur les genoux ».
Henri Barbusse n’essaie
pas de dire que toutes les femmes, à l’arrière du front mais du mauvais côté
des lignes de combat, se sont comportées de la même manière, dans la légèreté
du rapprochement avec l’ennemi tandis que leurs hommes essuyaient les tirs. Et
d’ailleurs Poterloo trouve à sa femme de bonnes raisons de se trouver là à
sourire, histoire de ne pas cultiver en lui une rancœur qui provoquerait, plus
tard, des effets dévastateurs.
Mais Barbusse, romancier,
nous dit : tout le monde n’est pas pareil. De la même manière que les
combattants parlent comme ils parlaient chez eux, tous différents bien qu’unis
dans la même armée, le terrain qui échappe aux combats voit aussi les réactions
les plus dissemblables.
Et, cela, le politique ne le dira jamais. Ou si
rarement… Tu as déjà dû te faire ce genre de réflexion au détour d'un livre qui colore l'actualité, chère cousine, que j'embrasse.
Ton cousin.
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