Premier tour: sept voix pour Proust contre trois à Flaubert. Ou plutôt, sept voix au Dictionnaire amoureux de Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven, et trois au Flaubert de Michel Winock (Gallimard). J'avais interrogé Raphaël Enthoven à propos de leur travail commun sur ce dictionnaire. Une partie de l'entretien était parue dans le Soir, en voici l'intégralite.
Dans cet ouvrage écrit à deux, les auteurs font
parfois entendre leur voix individuelle. Vous n’étiez pas d’accord sur
tout ?
En fait, nous étions en désaccord sur à peu près
tout. Mais on était d’accord pour ne pas nous entendre. Le hasard a voulu que
nous ayons en cours, lui et moi, deux lectures cardinales de La recherche du temps perdu, l’une plus biographique, l’autre plus interne ou plus intègre, ça
dépend des points de vue. Et on s’est dit qu’un dictionnaire sur Proust
manquerait de quelque chose s’il n’était écrit que sous un seul angle.
De ce désaccord, vous avez donc fait un
argument ?
Nous avons fait une nécessité. Il nous est apparu
nécessaire de travailler ensemble à partir du moment où nous n’étions pas
d’accord sur le sujet qu’on abordait.
Vous n’étiez pas a priori ce que vous appelez
souvent des proustologues. Pourrait-on dite que vous étiez des
proustophiles ?
Oui, amoureux de Proust, tout simplement. Des
proustologues, vous en avez dans tous les registres. Vous avez des spécialistes
de la question du velouté chez Proust – Jean-Pierre Richard avait écrit un beau
livre là-dessus. Vous avez des spécialistes de la question des cristaux chez
Proust, c’est infini. L’idée n’était pas d’être original à tout prix, mais de
parier sur le fait que l’originalité éventuelle du livre viendrait comme une
propriété émergente de l’attention portée aux impressions que l’auteur avait faites
à chacun des deux. Partielles, désinvoltes mais complémentaires.
Vous rendez hommage à quelques grands
proustologues en leur consacrant des articles du dictionnaire, comme Philip
Kolb et Jean-Yves Tadié. Quelques autres font l’objet d’une légère ironie. Vous
exposez leurs thèses, puis vous dites qu’on va en rester là…
L’honnêteté
commande de vous dire que les éloges ou l’ironie que vous avez remarquée sont
l’œuvre de mon père. Il me semblait indispensable de parler éloquemment
d’Antoine Compagnon, de Jean-Yves Tadié ou de Philip Kolb dont le travail est
fondamental et admirable. D’autres démarches autour de La recherche
– on ne juge personne – prêtent à sourire, et c’était l’occasion d’un sourire
de plus.
Le sourire, vous le provoquez aussi par des articles
ludiques, comme celui sur l’onomastique avec la proposition d’un concours qui
se terminera à la fin du prochain millénaire par la remise au vainqueur de son
poids en sachets de thé, ou le questionnaire, Swann disparu à la manière de
Perec… Ce côté ludique, pourquoi l’avoir voulu ?
Proust est une invitation au rire en permanence,
une invitation constante au jeu. On aurait eu mauvaise grâce à ne pas se plier
à ce genre d’exigence ou d’obligation. Quant à Perec, il se trouve qu’Aloysius
Swann dans La disparition est un personnage cardinal de ce roman que
je tiens pour un roman métaphysique beaucoup plus qu’une prouesse et il me
semblait indispensable de faire quelque chose là-dessus.
Dire que Proust est essentiel paraît une évidence.
Est-il possible de dire pourquoi en quelques mots ?
Il y a beaucoup de raisons à cela. Il est
essentiel parce qu’il transforme chacun de nos chagrins, chacune de nos
douleurs en matière première, en objet d’intérêt. Il rend les douleurs
intéressantes, c’est une pédagogie de la douleur. Il n’y a aucun dolorisme chez
lui, aucune complaisance dans la douleur mais il y a en revanche une façon de
considérer que la douleur est soluble dans l’intérêt qu’on lui trouve. C’est
fondamental. Il est essentiel aussi parce qu’il fait partie de ces romanciers
qui ne distraient pas du monde mais qui nous y ramènent. Lire A la recherche du temps perdu, c’est retrouver le monde, séparément du besoin qu’on en a ou des
préjugés qu’on y dépose. C’est une prouesse qui a ses vertus sur chaque
lecteur. Il est essentiel aussi parce qu’aucun romancier n’a manifesté autant
de difficulté pour un mot, pour dire la chose qu’il désigne. Mon père
interprète les phrases longues comme l’effet de l’asthme, expliquant qu’un
homme au souffle court devait écrire long, tandis que je les vois comme des
façons de tourner autour de l’objet à désigner.
En ce sens, le rapprochement avec Modiano est très
juste.
C’est de mon père. Mais, pour une fois, je suis
tout à fait d’accord avec lui.
Il a provoqué des querelles d’écoles : Proust
contre Sainte-Beuve, Proust ou Céline, rarement les deux, Proust ou Stendhal…
C’est un tel monument qu’on ne peut pas le contourner, donc il faut bien
l’opposer aux autres ?
Il faut faire des différences entre les binômes.
Stendhal, délibérément, ne sait pas où il va quand il travaille. Céline est
fielleux, méchant, détestable et pourtant génial malgré son abus des
points-virgules. Quant à Sainte-Beuve, c’est une partition fondamentale.
Peut-on considérer que La
recherche est un grand paravent destiné à
masquer l’homosexualité de son auteur, ou bien que l’auteur et le narrateur
n’ont rien à voir et qu’en définitive le livre se suffit à lui-même ?
C’est autour de cette partition qu’on a composé le dictionnaire.
Votre analyse est très nuancée…
Il est impossible d’être unilatéral. On a vérifié
l’un et l’autre l’insuffisance de nos points de vue. C’est la raison pour
laquelle, pour certaines entrées, on a inversé les rôles : mon père
s’occupe de philosophie et je m’occupe de biographie, d’histoire ou de
sociologie…
Alors que, dans l’ensemble, c’était plutôt le
contraire ?
Dans l’ensemble, c’est le contraire, oui. Mais on
ne s’était pas vraiment réparti les tâches. Ca s’est fait tout seul.
Chacun apportant sa pierre au fur et à mesure du
travail ?
Oui, c’est exactement ça, sans se concerter,
d’ailleurs. On s’envoyait nos entrées en se moquant l’un de l’autre.
J’ai très mal lu votre livre puisque je l’ai lu
comme on ne fait jamais avec un dictionnaire, c’est-à-dire du début à la fin.
Pourquoi pas ?
Parce que cette manière de lire met en évidence
des répétitions puisque certains éléments interviennent dans plusieurs entrées.
Le mot de Barrès, par exemple, « je l’avais toujours cru juif », la
fameuse scène de la chambre 43, etc.
Oui, le fait qu’il ne se lise pas de manière
linéaire et qu’on puisse aller d’un renvoi à l’autre, à mon avis, dissipe ce
désagrément ?
Une chose vous appartient peut-être très
personnellement dans l’article sur Forcheville. On y lit ceci : « les
quatre voyelles et les sept consonnes qui composent son patronyme »…
Difficile de ne pas penser à une chanson !
Je ne suis pas l’auteur de l’article de l’auteur
sur Forcheville, donc je serais bien en peine de vous répondre. En revanche, le
personnage de Forcheville est très intéressant. C’est le dernier mot que Proust
a écrit. Il a fallu qu’il s’effondre sur un personnage secondaire, tertiaire…
Combien de temps avez-vous travaillé à ce
livre ?
Mon
père, trente ans plus un an et demi, et moi, huit ans plus un an et demi. Mais
un an et demi pleinement, quotidiennement.
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