Je suis surpris par les choix du jury Médicis, mais je les approuve...
Roman français
Dans Clèves, il y a deux ans, Marie Darrieussecq prêtait à Solange les
expériences d’une jeune fille transformée, par la nature et les événements, en
femme. Depuis, dans Il faut beaucoup aimer les hommes, Solange est devenue actrice, est installée à Los Angeles et
travaille à Hollywood pour cinquante mille dollars les deux jours de tournage.
Mais le succès d’empêche pas la naissance du désir et l’imperfection de son
accomplissement.
Le premier regard a
suffi, lors d’une soirée : elle n’a vu que lui. Kouhouesso est acteur, il
veut réaliser une adaptation de Cœur des
ténèbres sur les lieux du roman, au Congo : « il était temps qu’un Africain s’empare de Hollywood »,
lui explique-t-il. Les clichés racistes envisagés de l’autre côté du miroir par
un homme qui est né au Cameroun anglophone.
Le Congo, Solange sait à
peine où cela se trouve. Elle apprend en écoutant : « Le Congo, par surprise et comme négligemment, s’était laissé
asservir. La Belgique était une tique au flanc d’un géant, et qui sait encore
la situer quand les humains contemplent dès l’enfance la tache verte, étalée,
qui fait le centre de l’Afrique ? »
Son amant est un lecteur.
Solange lui a dit : « Il n’y a
rien de plus sexy qu’un homme qui lit. » Elle le pensait, puisque le
rire qui a suivi venait du plus profond d’elle-même. Mais peut-être cette
vérité était-elle inconsciemment adaptée à la situation, puisqu’il s’agissait
de séduire. Cet « homme magnétique »
semble d’ailleurs sous le charme. Qu’il soit noir et elle, blanche, ne change
rien à l’intensité de leur liaison. Pour une fois, citons le très court texte
qui, en quatrième de couverture, est censé attirer le chaland quand il a
retourné le livre dans une librairie : « Une
femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est
blanche. Et alors ? » Et alors, en effet ? S’il y a un
problème, car il y a un problème, il ne se situe pas là. Pas exactement là, du
moins.
Car Solange est avant
tout une femme qui attend. Elle attend une visite qui tarde à se produire, un
texto qui n’arrive pas. L’homme qu’elle aime est tout entier plongé dans le
projet de sa vie : son film, plutôt qu’elle. Préoccupé par le montage
financier, la distribution, les difficultés techniques liées à un tournage dans
la forêt équatoriale, il utilise Solange comme le mur sur lequel il joue tout
seul à se renvoyer la balle, sans se soucier de ce que pense le mur qui n’a, en
principe, aucune place dans le casting.
Solange souffre, et le
dire n’est rien. Marie Darrieussecq fait de son héroïne une éponge qui
s’imprègne certes des rares moments de bonheur mais aussi et surtout des
longues plages d’absence, de la douleur qui les accompagne comme une note aigüe
dont elle voudrait tant qu’elle cesse de lui vriller l’âme.
La vibration intime est
captée avec finesse par la romancière qui ne néglige pas les plans larges –
après tout, elle parle de cinéma ! Le lecteur s’amuse des prénoms lâchés
un peu partout en liberté surveillée comme autant de clins d’œil à la faune des
acteurs et des réalisateurs. De George (et son café) à Steven – Soderbergh, le
nom est fourni en prime pour éviter la confusion –, ils sont nombreux dans les
seconds rôles. L’Afrique – cette Afrique-là, où se déroule le tournage – est,
elle aussi, restituée à la perfection.
Quant à déterminer, au milieu de ces thèmes
multiples, celui qui a surtout retenu Marie Darrieussecq, ne cherchez pas plus
loin que le titre et son prolongement dans la citation complète de Marguerite
Duras placée en épigraphe ainsi que, plus loin, quand Solange tombe dessus et
l’envoie par texto : « Il faut
beaucoup aimer les hommes. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce
n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. » Cela explique
peut-être tout.
Roman étranger
Un
homme fait en voilier, avec sa fille et pour conclure trois mois de congé sans
solde, la traversée du Danemark aux Pays-Bas. Le temps flotte comme son
embarcation soumise aux caprices des vagues. Le réel subit des déformations
surprenantes, comme si la vie sur l’eau ne correspondant pas à celle de la
terre ferme. Le lecteur se perd lui aussi, avec autant de plaisir que
d’admiration pour la manière dont Toine Hejmans, pardonnez l’expression, le
mène en bateau. Car En mer, outre les émotions de la navigation, réserve une surprise finale de taille.
Essai
J'ai commencé à lire La fin de l'homme rouge le jour du Prix Nobel de littérature - le nom de Svetlana Alexievitch circulait avec insistance. Je me suis arrêté, à regret, après une centaine de pages et avoir aussi circulé un peu partout dans l'ouvrage - elle n'a pas eu, comme vous le savez, le Nobel et je devais donc me pencher sur le cas Alice Munro.
A regret, oui, parce que le désarroi qui perce dans les voix multiples auxquelles Svetlana Alexievitch laisse toute la place est restitué avec une force peu commune. Elle avait déjà utilisé cette méthode dans au moins un livre précédent, La supplication, présent aussi dans ma bibliothèque. Avec la fin de l'ère communiste, les Russes et les habitants des autres pays qui constituaient l'URSS ont perdu tous leurs points de repère. L'apprentissage de la liberté n'est pas une chose si évidente qu'il y paraît, demandez aux Français récemment libérés après trois ans de captivité en Afrique - et rapportez leurs réactions à celles de peuples entiers.
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