Bernard Grasset, éditeur de Proust, s'y connaissait en matière de lancement de livre. Le 30 octobre, deux semaines avant la parution de Du côté de chez Swann, il avait écrit à Marcel Proust pour lui exposer sa théorie sur le sujet:
Il y a trois façons de parler d’un livre journalistiquement, qui sont, dans l’ordre chronologique, les « indiscrétions », les « extraits », et les « articles de critique ».
Considérons que les indiscrétions ont été fournies par l'entretien du Temps et par l'écho du Figaro. Aujourd'hui - enfin, je veux dire il y a cent ans pour pour jour - c'est Gil Blas qui publie un extrait du roman - les articles d'analyse et de critique sont encore à venir, il faut quand même laisser aux journalistes le temps de lire l'ouvrage.
Soirée de musique
Hier a paru, en librairie, Du côté de chez Swann, le roman attendu de M. Marcel Proust. Nous avons plaisir à
publier l’un des chapitres de ce livre remarquable.
C’était chez Me de St. Tuvulé. L’arrivée tardive de Swann
réveilla dans le vestibule la meute éparse, magnifique et désœuvrée des grands
valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui,
soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés,
formèrent le cercle autour de lui.
L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à
l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des
supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires.
Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses
gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris
pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel
l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une
délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le
passa à un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’il
ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation
d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural,
inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les
plus tumultueux de Mantegna, songer appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se
précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades
qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser
de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si
c’eût été le massacre des Innocents ou le Martyre de saint Jacques. Il semblait
précisément appartenir à cette race disparue, ou qui peut-être n’exista jamais
que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait
approchée et où elle rêve encore, issue de la fécondation d’une statue antique
par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon d’Albert Durer. Et les
mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la
brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture
grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la
création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes
des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une
chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la
superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la
fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes
et d’une torsade de serpent.
D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un escalier
monumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne aurait
pu faire nommer comme celui du Palais Ducal : « l’Escalier des
Géants » et dans lequel Swann s’engagea avec la tristesse de penser
qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au contraire il
eût grimpé les étages noirs, mal odorants et casse-cou de la petite couturière
retirée dans le « cinquième » de laquelle il aurait été si heureux de
payer plus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la
soirée quand Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler
d’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était
pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa
maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus
mystérieux.
Il ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un
huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en s’inclinant, comme il lui
aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu
se trouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevu
d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au
delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui
des invités. Mais cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si
bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits, au lieu d’être pour lui des
signes pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui
avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à
éviter, ou de politesse à rendre, reposaient, coordonnées seulement par des
rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au
milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que
beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de
dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une
habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte
d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et
le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages
dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles
qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du
général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure
vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme
l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait
être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis
que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants
gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au
binocle familier (comme faisait Svann lui-même), pour aller dans le monde,
portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un
microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait
de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des
programmes et à la qualité des rafraîchissements.
— Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit
à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’était
peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous
avez bonne mine, vous savez ! » pendant que M. de Bréauté
demandait ;
— « Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien
faire ici ? » à un romancier mondain, qui venait d’installer au coin
de son œil un monocle, son seul organe d’investigation psychologique et
d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant
l’r :
— J’observe.
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure
et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il
s'incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et
la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse
mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins
d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau,
comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout
moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue
et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux
roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux
plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il
faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté ; et
cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de
carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes, en desserrant
d’instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait
l’air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être
purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le
tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à
Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se
cache son repaire.
Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour
entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin où
il avait malheureusement comme seule perspective deux vieilles dames assises
l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de
Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps
dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher
comme dans une gare et n'étaient tranquilles que quand elles avaient marqué par
leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme de
Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse
d’avoir une compagne, Mme Franquetot, qui était au contraire très lancée,
trouvant quelque chose d'élégant, d'original, à montrer à toutes ses belles
connaissances, qu’elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en
commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une mélancolique ironie, Swann les
regardait écouter l’intermède de piano (« Saint François parlant aux
oiseaux », de Lizt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu
vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus
comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une
suite de trapèzes d'où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres,
et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de dénégation qui
signifiaient : « Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais pensé
qu’un homme pût faire cela », Mme de Cambremer, en femme qui a reçu
une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en
balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une
épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et
d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne
cherchent à se maîtriser et disent : « Que
voulez-vous ! »), qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires
les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs
qu'elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement.
Marcel Proust.
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