dimanche 8 avril 2012

La disparition discrète de Raymond Jean

Presque par hasard, l’œil glissant nonchalamment sur la nécrologie du Monde - une page que je ne regarde jamais, mais que je vois -, je viens d'être attiré par le nom de Raymond Jean, écrivain et universitaire, mort le 3 avril à Gargas, dans le Vaucluse. Tout de suite, la mémoire restitue des images du film La lectrice, de Michel Deville, d'après un roman de Raymond Jean qui portait le même titre et dont je ne sais plus si je l'ai lu, en réalité (en réalité, oui). Car il arrive qu'une adaptation se superpose au livre.
Apparemment, sa disparition n'a pas frappé en masse les journalistes culturels. Je ne trouve, pour le saluer une dernière fois, qu'un article de L'Humanité paru jeudi, et qui m'avait échappé. Alain Nicolas, qui signe le papier, rappelle bien sûr son militantisme communiste, mais aussi son engagement dans le Résistance, et bien d'autres faits d'armes politiques dont ses livres sont parfois l'écho.
J'ai aimé, plusieurs fois, des ouvrages de Raymond Jean. J'en retrouve la trace dans des articles que j'avais écrits et dont la republication, ici, constituera mon hommage personnel.

Un fantasme de Bella B. (1983)
Bourse Goncourt de la nouvelle en 1983, ce recueil explore d’étranges relations tissées autour de l’amour. A l’exception du premier texte, bâti sur une peur irrationnelle en apparence mais pas sans rapport avec la sexualité. Puis Raymond Jean emprunte des chemins buissonniers au gré de sa fantaisie. Organise d’improbables rencontres. Renoue avec l’émoi d’une première fois. Dérape sans prévenir. Ausculte le désir et la culpabilité. Huit variations sur un thème qui lui est cher.

L'attachée (1993)
Raymond Jean aime puiser la matière de ses romans dans le monde réel, mais il ne tombe pas pour autant dans les travers du document-fiction, genre hybride et souvent faible, littérairement parlant. Dans L'attachée, il envoie sur le front de la guerre du Golfe une jeune enseignante devenue attachée culturelle et qui est transformée bien malgré elle, le temps d'un pré-conflit, en «bouclier humain».
Martine Martin prépare aussi une thèse de doctorat, sur le thème de l'«érographie», ce qui l'amène à se plonger systématiquement dans les œuvres pornographiques de toutes les époques. Quand sa bibliothèque arrive dans ce pays du Proche-Orient où elle prend ses fonctions, le côté plutôt brûlant de ces nombreuses pages étonne - le mot est faible - ceux qui tombent dessus. Sa réputation est rapidement faite. Comme, en outre, elle est jeune, jolie et libre, elle dérange autant qu'elle plaît.
L'histoire de cette femme est, évidemment, très influencée par l'actualité de son temps. En même temps, grâce au travail qu'elle tente de mener à bien, elle parvient à s'en détacher suffisamment pour prendre du recul. Ce qui lui vaudra de donner sa propre définition de la pornographie: ce n'est plus, pour elle, la description des ébats amoureux sous toutes leurs formes, mais plutôt la guerre qu'elle a vue de près, étant à deux doigts de prendre, au sens propre, «du plomb dans la cervelle».
L'attachée est aussi un tableau de la vie diplomatique, dont beaucoup d'écrivains français nous ont rendu compte pendant des décennies, mais qui semblait, ces derniers temps, échapper à la curiosité des romanciers. Il n'est pas mauvais que Raymond Jean, même si ce n'était pas là son but principal, ait relancé le mouvement en l'inscrivant dans un cadre très contemporain.

La cafetière (1995)
Amélie est une femme très belle, et consciente de sa beauté, mais cela ne lui a jamais posé le moindre problème: épouse du buraliste de Saint-Florin, autrement dit «cafetière», si on adopte le féminin de «cafetier», elle est heureuse de son sort et aime son mari qui le lui rend bien, malgré les problèmes d'argent auxquels ils doivent faire face.
Un jour, elle reçoit une lettre étrange: un inconnu lui propose cent mille francs pour faire l'amour avec elle. Une proposition indécente, certes, et qui ressemble fort à celle faite au personnage interprété par Demi Moore dans un film récent. La ressemblance ne s'arrête pas là, puisque le mari joue aussi un rôle dans ce jeu pervers où interviennent à la fois l'incongruité de la situation et le trouble réel qu'elle engendre.
La difficulté est donc de parvenir à oublier le film, pour se concentrer sur le roman. Car Raymond Jean est trop rusé pour décalquer une trame, et il la détourne au profit de préoccupations qui sont les siennes et qu'on a pu déjà croiser dans La rivière nue ou Transports, par exemple.
Un des thèmes qu'il creuse ici est en effet le fonctionnement de la rumeur dans une petite localité, où il suffit que deux personnes s'emparent d'un fait pour qu'il prenne des proportions bien peu en rapport avec la réalité.
Un autre thème est l'utilisation que fait, de la réalité précisément, la télévision, lui offrant une chambre d'écho face à laquelle la rumeur locale paraît bien dérisoire.
Amélie, dans toute cette histoire - histoire enrichie d'une habile construction romanesque à l'intérieur de laquelle tout est dédoublé -, ne s'en tire pas trop mal et préserve la bulle heureuse où elle se trouve avec son mari. C'est une sorte de petit miracle, comme ce roman qui se trouve sans cesse sur le fil du rasoir entre l'échec et la réussite, et qui retombe toujours du bon côté. Il n'est pas si facile, en effet, de faire du neuf avec de l'ancien, comme c'est le cas ici à cause de ce fameux film. Et Raymond Jean, fort de son habileté (dont le cinéma s'est d'ailleurs, en sens inverse, servi avec La lectrice), s'en tire très bien.

Le Roi de l'ordure (1999)
L'ordure, voilà l'avenir! Les spécialistes de notre futur l'affirment, et aussi le romancier Raymond Jean qui renverse l'image des champs d'immondices donnée autrefois par Michel Tournier dans Les Météores. Don Pedro, Le Roi de l'ordure, a construit son pouvoir économique et même politique, puisqu'il est député dans ce pays sud-américain où il vit sur la récupération des déchets. Il ne pratique évidemment pas lui-même ce travail beaucoup trop salissant pour son beau mais fragile costume en alpaga peigné. Une armée de petites mains misérables fouillent de véritables montagnes de détritus, jour après jour, fourmis laborieuses à peine rémunérées pour leur épuisant travail.
Don Pedro, malgré sa puissance, ou à cause d'elle, n'a pas que des amis. L'opinion publique internationale, représentée par ceux en qui il ne voit que des représentants du «charity business», respire avec dégoût l'odeur de pourriture matérielle et morale qui l'entoure jusque dans ses voyages officiels au cours desquels il parade en compagnie de la belle et sauvage Trucula - dont le nom est déjà tout un programme -, pêchée comme un caprice sur une décharge. Mais l'épouse officielle veille à la fidélité de son monstre de mari, et tout cela finira mal.
Aussi maître de son sujet que dans La fontaine obscure, La Lectrice ou L'or et la soie, Raymond Jean nous jette au visage les conséquences d'une logique économique dominant le monde. Il le fait en romancier, sans en tirer de leçon.
Celle que le lecteur peut tirer lui-même en est d'autant plus forte.

1 commentaire:

  1. Bonjour!
    C'est ce que l'on peut dire que tout nous vient par pur hasard!
    Enfin,c'est bien de vouloir suivre à la trace ce qui nous interpelle.
    Au plaisir de vous lire.

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