Henry David Thoreau est à l'honneur cette semaine, dans L'Express, dans Libération et dans Le Soir, où je publie aujourd'hui un ensemble d'articles consacrés au Journal de l'écrivain américain dont le premier volume vient de paraître. J'ai choisi, entre autres approches de cette œuvre, de donner la parole au traducteur, Thierry Gillybœuf - "l’homme invisible que se doit d’être tout traducteur qui se respecte", ainsi qu'il me le dit dans un des messages que nous avons échangés. Notre dialogue électronique étant trop long pour l'espace qui lui était réservé, j'en donne ici l'intégralité.
Vous vous lancez, avec la traduction du Journal de Henry David Thoreau en quinze volumes, dans une entreprise de très grande envergure. Par choix personnel, s’il faut en croire vos précédentes traductions de cet écrivain?
Disons que cela s’est d’emblée imposé comme une évidence, non seulement à mon esprit, mais à celui des éditeurs, Thierry & Emmanuelle Boizet. Car pour se lancer dans un chantier aussi "hénaurme", il fallait la conjonction entre un traducteur et un éditeur aussi fou l’un que l’autre. J’aime l’idée, au lieu de retraduire certains textes, de "boucher les trous", autrement dit de donner à lire aux lecteurs francophones des textes auxquels ils n’ont jamais pu avoir accès. C’est un pur hasard qui m’aura amené vers Thoreau; je l’ai un peu lu dans ma jeunesse, sans jamais songer un seul instant que j’en viendrais à ainsi autant le traduire, le décortiquer. Mais ce Journal faisait figure d’œuvre mythique, et petit à petit, en amont de cette entreprise dans laquelle nous nous sommes lancés avec Finitude, sur un coup de tête enthousiaste il y a un an, l’idée de le traduire dans son intégralité a dû faire son cheminement dans mon esprit, presque à mon insu…
Ce Journal est-il à vos yeux son œuvre majeure?
C’est son œuvre majeure, parce qu’elle contient en germe tout ce que l’on a pu lire de lui jusqu’à présent, mais pas seulement. C’est une mine inépuisable, et un cas assez rare de journal qui n’a rien de l’activité diariste ordinaire. Thoreau n’y dit rien ou presque des événements extérieurs de sa vie, mais on peut suivre, en se passionnant, tous les méandres qu’emprunte sa pensée, en parfaite adéquation avec cette nature qu’il n’a cessé d’arpenter. C’est le genre d’ouvrage dont la lecture peut vous accompagner une vie durant, à l’instar des Essais de Montaigne. Ce qui frappe c’est l’extraordinaire maturité de Thoreau qui, il faut le rappeler, n’a que vingt ans quand il en commence la rédaction. On se laisse très vite happer par la fluidité de l’écriture et l’exceptionnelle liberté de ton et de pensée. Ce Journal appartient à la catégorie assez rare des livres dont la lecture est inépuisable.
Quelle est, aujourd’hui, l’image de Thoreau dans la littérature américaine? Celle d’un écrivain ou celle d’un penseur?
Je ne sais pas s’il faut absolument séparer les deux catégories. Thoreau est reconnu comme un écrivain à part entière. Son style est maîtrisé. Il fait cependant davantage figure de penseur, mais un penseur sans système de pensée, ce qui explique peut-être que l’on vienne tellement vers lui. C’est la figure du philosophe dans les bois, qui renoue avec la traduction philosophique antique, autrement dit, comme l’a dit Michel Onfray dans le remarquable essai qu’il lui a consacré, quelqu’un qui pense sa vie et qui vit sa pensée. Aux États-Unis, aujourd’hui, il fait figure non seulement de classique, mais aussi de penseur contemporain à bien des égards.
Est-il possible de dire brièvement pourquoi Thoreau vous touche personnellement?
Travaillant à sa biographie, qui paraîtra aux éditions Mille et Une Nuits, à l’automne prochain, plus je découvre l’homme qu’il a pu être, plus j’éprouve de "sympathie" pour lui. Car la figure humaine qui se dessine est aux antipodes de l’image d’Épinal dans laquelle l’a figé la postérité. Cela contribue à me le rendre plus touchant encore. Car loin d’être l’ermite que l’on voudrait voir en lui, c’était un homme libre – et libertaire – qui, plutôt que dans de pompeux discours, a dans ses actes fait montre d’une très grande cohérence. C’est un homme qui, tant par ses écrits que par sa vie – l’une ne prenant jamais en défaut les autres – nous renvoie à notre responsabilité individuelle et nous rappelle que la seule réforme qui vaille est la réforme de soi.
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