Fin provisoire de la promenade dans les romans durs de Georges Simenon, à l'occasion de leur réédition en douze volumes dont les trois premiers viennent de paraître. Donc, aujourd'hui, c'est le tome 3, pour trois titres qui y sont rassemblés avec six autres.
Le Blanc à lunettes
Cinq ans après Le coup
de lune, Simenon récidive. Il retourne en Afrique par le roman et par le
chemin des touristes: pour regagner sa plantation de café au Congo belge,
Ferdinand Graux passe par l’Égypte, jette un coup d'œil sur les pyramides, dort
dans un palace à Khartoum...
Georges Bodet,
administrateur adjoint du Nyangara, au Congo belge aussi, fait le même trajet
en compagnie de son épouse Henriette. Jusqu'à la frontière, Graux, surnommé
Mundele na Talatala (le Blanc à lunettes), les observe en se disant que
Henriette n'est pas faite pour ce pays, pour ce climat. Puis les laisse pour
trouver, dans sa plantation, l'avion de deux Anglais qui s'y est écrasé. Lady
Makinson est légèrement blessée, l'hélice est cassée, elle doit attendre la
nouvelle pièce en provenance d'Europe, en compagnie du capitaine Philps qui
pilotait - et partage avec elle une intimité ambiguë.
Graux, qui ne se posait
pas de questions sur ses propres nuits avec sa «ménagère», une jeune fille de
quinze ans, est choqué par la liberté affichée de Lady Makinson, femme mariée
pourtant et mère de famille. Au trouble moral du planteur, qui doit lui-même
épouser sa fiancée trois mois plus tard, quand elle l'aura rejoint après la
saison des pluies, se mêle bientôt un trouble physique: la belle Anglaise lui
fait partager sa couche.
Teintée d'immaturité
sentimentale, la rigueur de Graux s'écroule et les échos en parviennent
jusqu'en France, dans ses lettres. Émilienne, la fiancée, qui est tout le
contraire d'une écervelée, décide de précipiter le mouvement et accourt au
Congo... que Ferdinand a quitté sur les talons de Lady Makinson.
La situation est grave,
mais pas désespérée. Moins que dans le couple Bodet qui traverse une crise de
haine féroce. Tandis que Ferdinand reviendra peut-être guéri. La fin du roman
nous l'apprendra.
Avant d'en arriver là, le
tableau de la colonie belge tel que le peint Simenon s'est imposé: des
Européens sortis de leur environnement, mal armés pour s'épanouir en Afrique et
presque toujours désireux d'autre chose - ils ne savent pas quoi.
Le seul personnage sans
reproche, et qui fait montre d'une incroyable force de caractère alors qu'elle
n'est pas préparée non plus, est Émilienne, la fiancée idéale. A peine arrivée,
et parce qu'elle doit bien s'occuper pour ne pas trop penser à l'absence de
Ferdinand, elle retape et améliore le dispensaire, prend l'initiative de
construire un pont pour faire gagner un quart d'heure de trajet aux ouvriers...
Cette figure de femme est une des belles réussites de Simenon sur un terrain où
il n'était pas toujours à l'aise.
Faubourg
René Chevalier, qui se
fait appeler de Ritter, peut-il encore croire qu'il est le même homme quand il
revient après vingt-cinq ans dans la ville de sa jeunesse? Il est accompagné
d'une jeune femme de mœurs légères, Léa, dont les charmes sont bien utiles
pour trouver un peu d'argent. Car l'aventurier qu'il est devenu arrive sans le
sou, ou presque. Dans un premier temps, personne ne le reconnaît, même pas sa
mère. Il est comme un étranger dont Léa se demande ce qu'il est venu
chercher...
A contrecœur, il doit
emprunter mille francs à sa tante Mathilde, qui n'est d'ailleurs pas sa tante
mais une vieille amie de sa mère, et qui est la première personne de la ville à
le reconnaître. Elle lui souffle que Marthe Soubirot, la fille du marchand de
chaussures, doit toujours être amoureuse de lui. Pendant que Léa tient sous sa
coupe le patron de l'hôtel, dont l'épouse est prête à payer une forte somme
pour éloigner l'aventurière, un plan mûrit dans l'esprit de Chevalier: se
marier avec un magasin de chaussures!
A vouloir gagner sur tous
les tableaux, Marthe côté officiel et Léa côté louche, il est évident que
Chevalier court droit à la catastrophe. Il est en quête de respectabilité, mais
aussi et surtout il veut faire fortune, c'est d'ailleurs pourquoi il a choisi
de revenir :
«- Les imbéciles, disait
René, parlent avec mépris des petites villes! Moi qui ai fait plusieurs fois
le tour du monde, je sais que c'est dans les petites villes que s'amassent les
fortunes... Et quelle paix! Quelle sérénité!»
Faubourg est un roman
dans lequel Simenon restitue l'atmosphère d'une petite ville de province, avec
ses secrets que tout le monde a éventés depuis longtemps. Avec la minutie qui
le caractérise, il baptise chaque rue, chaque place, bien que la ville
elle-même ne soit pas nommée. Il utilise aussi son expérience de journaliste
quand il fait entrer de Ritter (plutôt que Chevalier) dans le monde de la
presse.
Le contraste est
saisissant entre ce que Chevalier dit avoir vécu sur tous les continents et sa
nouvelle quête immobile ancrée dans les lieux de son passé plus lointain. Les
histoires qu'il raconte fascinent, bien qu'elles soient si extraordinaires que
certains commencent à en douter. Mais l'aventure, la vraie, est au coin de la
rue: la double vie qu'il mène s'effondrera pour un sentiment qu'il s'imaginait
mal connaître, la jalousie.
Les trois crimes de mes amis
Présenté comme le
contraire d'un roman, Les trois crimes de mes amis embarrasse Simenon. Les
pages initiales sont d'un auteur qui semble ne pas savoir par où entreprendre
une histoire où il sera question de personnes - plutôt que de personnages,
encore que ces personnes-ci font de fameux personnages - qu'il a bien connues
dans sa jeunesse, et où il parle aussi de lui sous son propre nom. Quant à dire
qu'il s'agissait d'amis, c'est peut-être excessif. Par ailleurs, il y a plus de
trois crimes. Le titre lui plaisait probablement ainsi, puisqu'il dit avoir commencé
par là.
Impossible de raconter
des vérités avec ordre, avec netteté, écrit-il: elles paraîtront toujours
moins vraisemblables qu'un roman.
Le voici à décrire le
climat qui régnait à Liège pendant l'occupation allemande de la Première Guerre
mondiale, et ce qu'il en est advenu ensuite. Après la découverte des plaisirs
faciles, de l'argent gagné tout aussi facilement, dans un climat délétère où
les mœurs, c'est le moins qu'on puisse en dire, s'étaient considérablement
relâchées.
C'est dans ce contexte que
se suicide K., le plus fragile d'une bande de jeunes exaltés à la vocation
d'artistes qui ont baptisé leur groupe «la caque». A suivre Simenon, on est
là devant la version authentique de l'événement dont il a aussi tiré un roman, Le pendu de Saint-Pholien.
Alors que passent les
figures de deux frères, qui terrorisent leur mère et finiront mal, les deux
protagonistes principaux font leur apparition: Danse, un libraire qui aime la
gloire et la chair fraîche; et Deblauwe, un journaliste, confrère du jeune
Simenon par conséquent, dont l'essentiel des revenus vient d'une jeune personne
qui travaille pour lui «en maison», comme on disait alors, à Barcelone.
Deblauwe tuera le danseur
mondain pour qui sa maîtresse l'a quitté. Danse, lui, tuera en France sa
maîtresse et sa mère, puis son confesseur en Belgique pour échapper à la peine
de mort - c'est une idée présente dans Le locataire, publié quatre ans plus
tôt. Simenon ne détestait pas repasser les plats.
Il est vrai que ce
plat-ci a le goût d'une question fondamentale: pourquoi ces deux-là sont-ils
devenus des meurtriers alors qu'il a, de son côté, échappé à un destin
identique?
De cette question et des
réponses qui y sont plus ou moins apportées, il sort un livre où Simenon se
montre tel qu'il était - ou au moins tel qu'il se voit avoir été - à l'âge où
il situe la fin des années d'apprentissage.
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