Je termine aujourd'hui, provisoirement (et en beauté, avec quatre titres), un parcours commencé la semaine dernière dans les six premiers volumes des Romans durs de Georges Simenon, soit la moitié de cette intégrale dont la suite, en 2013, me titillera probablement de nouveau. Aujourd'hui, donc, le tome 6.
L’aîné des Ferchaux
Chez Simenon, les romans
se suivent et se ressemblent - par la taille, du moins, quasi constante. Quelques
ouvrages dépassent néanmoins largement le volume standard, et on y sent
l'ambition d'un écrivain désireux de modifier son image d'auteur populaire.
L'aîné des
Ferchaux est de ceux-là.
Dieudonné, présenté par
le titre comme le personnage principal, est un colon qui a fait fortune en
Afrique avec son frère Émile, en utilisant des méthodes peu orthodoxes (mais
très répandues au début du XXe siècle) : tricherie sur le poids des
marchandises, élimination physique de trois nègres... Les pratiques ont beau
être banales pour l'époque, elles sont malgré tout un moyen d'attaquer en
justice les aventuriers qui ont réussi. Quand commence le roman, un autre
personnage entre en scène, qui sera le véritable héros : Michel Maudet,
âgé d'une vingtaine d'années, fraîchement marié, tire le diable par la queue et
devient le secrétaire de Dieudonné Ferchaux. Celui-ci voit dans son employé un
garçon semblable à ce qu'il était au même âge, à la fois inquiet de son avenir
et prêt à tout pour occuper une place au sein d'une société où l'argent ne
compterait pas.
La fascination est
réciproque entre les deux hommes. Elle ne repose pourtant pas sur les mêmes
éléments d'appréciation. Petit à petit, elle se transforme pour faire place à
un lien ambigu, qui les dirige ensemble vers le Panama. Avant de les opposer...
La France et l'Amérique
sont donc les deux faces d'un récit qui prend racine en Afrique, où, cette
fois, Simenon ne nous conduit pas, sinon par quelques allusions. Elles sont
aussi deux moments dans un face-à-face mortel dont l'issue semble inéluctable.
Plus épais que la
majorité des autres romans, L'aîné des Ferchaux ne souffre
toutefois pas de la moindre longueur. Des personnages secondaires viennent
l'étoffer en s'agitant autour des principaux protagonistes.
Parmi eux, Michel Maudet
occupe bel et bien la première place. C'est lui d'ailleurs qui précipite, à
Bruxelles, la suite des événements, parce qu'il a lu... Le Soir,
où une petite annonce l'a poussé à prendre l'initiative. Son ambition n'a
d'égale que sa veulerie calculée.
Les noces de Poitiers
A la fin de l'année 1922,
Simenon quitte sa ville natale de Liège pour rejoindre Paris. Comme l'écrit
Pierre Assouline, Simenon devient le factotum de Binet-Valmer, publiciste
d'extrême droite à la tête d'une ligue d'anciens combattants.
La coïncidence
biographique est frappante, à la lecture des Noces de Poitiers.
Sans précision de date, un certain Gérard Auvinet quitte Poitiers pour Paris et
entre au service du romancier Jean Sabin. Croyant devenir secrétaire d'un
écrivain, il est en fait garçon de courses d'une Ligue patriotique.
Il n'est pas besoin de
longues analyses pour comprendre que Simenon a utilisé d'abondance ses propres
souvenirs pour prêter cet emploi au triste héros des Noces de Poitiers.
Mais il serait imprudent de pousser trop loin la comparaison : les deux
destins divergent profondément, reliés seulement par cette anecdote
(essentielle, il est vrai, dans le roman) et par la volonté commune de
réussite. Réussite menée à son terme pour Simenon, imaginée seulement pour
Auvinet, à l'intention de sa mère.
Car Auvinet mène une
existence misérable avec Linette, sa femme, épousée dans l'urgence parce
qu'elle était enceinte. Ils habitent un meublé sans charme, ont à peine de quoi
manger. Tout est si décevant que Gérard s'emporte souvent et ne trouve plaisir
qu'à sortir boire un verre, traîner dans les lumières de la ville. Je serais
peut-être un raté, pense-t-il parfois.
Pilar, rencontrée lors
d'une de ses soirées d'errance, lui apporte le piment d'une double vie, le
temps de lui offrir quelques illusions sur lui-même en lui faisant croire qu'un
ami va lui trouver un meilleur travail, et quelques autres sur elle-même avant
de ne plus cacher qu'elle est une prostituée.
Rien ne s'arrange.
Les dettes s'accumulent,
Gérard améliore un peu, très peu, l'ordinaire grâce à de menus larcins dans la
caisse de la Ligue, l'argent facile s'offre et se refuse. Dans un éclair de
lucidité morbide favorisé par l'alcool, il renonce tout à coup à lutter : Maintenant,
il plongerait, il plongeait déjà. Il avait coupé les fils. Il irait n'importe
où, où le flot le pousserait.
La rédemption n'est pas
impossible. Ailleurs, encore, cette fois à Tulle, en Corrèze, pour travailler
dans un journal. Un autre rêve ? Il vient à peine de signer un petit
article de ses initiales que, déjà, il y croit et veut y faire croire dans une
lettre à sa mère : Il fallait encore tricher un peu, pour eux. Mais
tout cela était presque vrai, deviendrait vrai.
La suite, on ne peut que
l'imaginer. Peut-être pas en relisant la biographie de Simenon.
Le cercle des Mahé
Trois ans avant Mon
ami Maigret, où le commissaire se rendra à Porquerolles pour y découvrir
une atmosphère moite propice aux dérives, Simenon avait déjà planté un « roman
dur » dans ce décor : Le cercle des Mahé met en scène
un médecin qui s'est laissé convaincre par un ami d'y passer ses vacances, et
qui s'y trouve mal à l'aise. Ses parties de pêche sont presque stériles, les
coups de soleil sont douloureux, sa femme a l'estomac dérangé par la cuisine du
Midi. Bref, il regrette leur séjour habituel, toujours dans le même hôtel de
Saint-Laurent-sur-Sèvre et se demande pourquoi il ne quitte pas l'île. Il sait
que sa femme a elle aussi envie de partir. Au lieu de quoi il ne cesse de vanter
la beauté du lieu, animé par la honte de l'échec.
Curieusement, l'année
suivante, alors qu'il a déjà réservé une chambre à l'endroit familier, il
change soudain d'avis et décide de retourner à Porquerolles. Il serait bien
incapable de dire pourquoi. Tous les souvenirs qu'il en garde sont décevants,
négatifs : à Porquerolles, les choses lui étaient hostiles.
Il s'agit malgré tout de
comprendre ce choix absurde, imposé par une double nécessité qui n'apparaît pas
encore clairement au docteur Mahé.
Une image presque
subliminale, qui le travaille malgré lui, l'a frappé lors des premières
vacances, au moment où il a été appelé pour constater le décès d'une femme en
l'absence du médecin de l'endroit : une fillette en robe rouge qui
l'intrigue et le fascine. Les années suivantes, il ne parvient pas à se
délivrer de l'obsession, même en poussant dans les bras de la gamine un neveu
qui les a accompagnés. C'était une hantise, voilà le mot. Et cela avait
commencé dès le premier jour, mais faiblement, insidieusement, comme les
maladies incurables dont on ne s'aperçoit que quand il n'est plus temps de les
soigner.
Et puis, il y a le poids
des conventions auxquelles il s'est toujours plié, continuant d'accepter la
présence envahissante de sa mère, subissant ce qu'il appelle maintenant un
obscur complot organisé contre lui, comme pour l'enfermer dans un cercle
sacré, infranchissable. Il n'a pas le droit d'y échapper ? Il y
échappera malgré les pressions, il rompra Le cercle des Mahé,
quel que soit le prix à payer : un cabinet à reprendre, à Porquerolles
bien entendu, pour une somme excessive. Et un prix plus élevé, peut-être
encore…
Comment un homme en vient
à ne plus supporter la prison confortable où il s'est laissé enfermer, c'est
tout l'enjeu de ce roman.
Lettre à mon juge
Dans son souci constant
de comprendre et ne pas juger, Simenon est allé aussi loin que possible
avec Lettre à mon juge. Au lieu de décrire, comme il l'a fait le
plus souvent, un personnage d'un point de vue extérieur, il donne cette fois la
parole à un meurtrier dont la longue lettre adressée au juge d'instruction qui
s'est occupé de lui est toute la matière du livre, aux dernières lignes près.
Charles Alavoine est
médecin et il a été condamné pour avoir tué Martine, sa maîtresse. Il
revendique d'avoir agi avec préméditation, en pleine connaissance de cause,
alors qu'on n'a cessé de vouloir lui éviter ça en plaisant l'égarement, la
folie… Il n'en veut pas, et s'explique longuement.
Entrecoupant le début de
son plaidoyer avec des scènes saisies sur le vif au Palais de Justice, au
tribunal et en prison, il en vient à raconter ce que fut sa vie et comment il
est arrivé là, justifiant le choix de son interlocuteur par un sentiment qu'il
croit avoir remarqué chez lui : la peur. Vous avez peur, précisément,
de ce qui m'est arrivé. Vous avez peur de vous, d'un certain vertige qui
pourrait vous saisir, peur d'un dégoût que vous sentez mûrir en vous à la façon
lente et inexorable d'une maladie.
Et il ajoute : Nous
sommes presque les mêmes hommes, mon juge. Sinon que l'épistolier est allé
jusqu'au bout de sa logique, ce que ne font pas tous les hommes. Il a fallu
pour cela que, veuf, il épouse en secondes noces une femme de tête, veuve elle
aussi, qui devient après sa mère le véritable chef de la maison. Lors du
procès, Alavoine remarquera d'ailleurs qu'elle en parle toujours comme de ma
maison, jamais de notre maison. Il est vrai qu'avant d'en arriver au
meurtre le médecin a quitté le foyer conjugal, en compagnie de Martine.
Celle-ci est une jeune
Liégeoise qui avait cru trouver fortune à Paris et qui s'est transformée en
prostituée occasionnelle. Son passé est plein des fantômes de tous les hommes
avec lesquels elle a couché, et le docteur Alavoine les sent rôder autour de
lui, abîmant l'image idéale de la femme qu'il aime et qu'il voudrait
femme-enfant. Une sourde violence monte en lui, en raison de cet amour trop
fort et trop pur. Il commence à battre Martine, persuadé qu'il devra la tuer,
un jour…
Le jour venu, le geste accompli, Alavoine fait
face à son destin incompris. Il s'est débarrassé de l'autre Martine,
celle des bars et des hommes. Il est persuadé qu'elle lui en aurait été
reconnaissante. Qu'ont-ils tous à parler de folie ? C'est d'amour qu'il
est question !
Bonjour,
RépondreSupprimerJe recherche des infos sur les Simenon et me voilà sur votre blog. Est-ce que le lecteur passionné que vous êtes connaîtrait un Simenon avec un personnage principal qui pendant des années fait semblant d aller travailler le matin ?
Merci de votre aide.
Cordialement,
Mathilde
Bonjour,
RépondreSupprimerCette histoire m'est familière par son thème, rencontré plusieurs fois dans la littérature. "L'adversaire", d'Emmanuel Carrère, par exemple, à partir de faits réels. Ou le récent feuilleton du "Point" sur Sarkozy après l'élection, qui fait croire à Carla qu'il est toujours président.
Mais, dans Simenon, à première vue, je ne vois pas. Je n'en ai pas une connaissance exhaustive, et je peux avoir négligé un coin de ma mémoire, évidemment...
Pierre
Je connais le roman d'Emmanuel Carrere qui fait référence à Jean-claude Romand mais j'avais eu échos de thématiques similaires chez Simenon.
RépondreSupprimerMerci de votre aide en tout cas!
Mathilde
Zou! j'ai trouvé!
RépondreSupprimer"Maigret et l'homme du banc" (1953).
Choisi par Jacques Dubois et Benoît Denis dans le deuxième volume de la Pléiade paru en 2003.
Pierre
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerJe ne sais si le message de tout à l'heure a fonctionné, celui dans lequel je vous remerciais mille fois de votre aide ? :)
RépondreSupprimerLe livre a été commandé dans la foulee!
Mathilde
Oui, oui, merci du merci - j'ai peut-être oublié de le publier...
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