Chez les héros
[De l’envoyé spécial du « Matin » dans le Nord]
Dunkerque, octobre 1914
M. le baron de Broqueville, président du conseil et
ministre de la guerre de Belgique ; M. le baron de Broqueville, l’organisateur
de la défense, celui qui, ayant prévu, donna des bases à l’élan de sa patrie,
nous a fait l’honneur de nous recevoir, à l’hôtel de ville de Dunkerque, dans
le cabinet du maire, M. Henri Terquem, devenu le sien.
C’est dans cette cité, porte des deux pays intimes, que
M. de Broqueville a établi le centre de sa résistance.
Le commandant Chabeau, son chef des services, et
M. Léon Champrenault, avocat à la cour de Paris, que le ministre a attaché
à son cabinet, l’assistent.
Alors qu’après ceux de la Marne et de l’Aisne commence le grand
combat du Nord, nous avons voulu connaître de sa bouche même les faits qui
viennent d’illuminer pour les temps l’armée belge, la première à laquelle se
sont heurtés les Allemands de la côte.
M. de Broqueville consentit à remonter plus loin dans l’héroïsme
de son pays et, prenant l’histoire au début, il nous dit :
— Nous avions la certitude que notre territoire serait
violé.
» Il y a deux ans, au moment où je déposais la nouvelle
loi militaire, nous avons été avisés par un chef d’État des plus avertis que le miracle de 1870 ne se reproduirait pas.
» Les nouvelles lois, vous le savez, ont toujours des
adversaires, la nôtre en rencontra d’assez puissants, si bien que pour vaincre
ces attaques je dus réunir un comité secret. Je l’instruisis de la confidence
de la tête couronnée. Les attaques fléchirent. Notre loi fut votée.
» Nous étions donc sur nos gardes. Dès les premiers
nuages diplomatiques, nous nous mîmes en action. Je ne vous en donne pas d’autres
preuves que celle-ci : le 1er août nous avions mobilisé.
» L’Allemagne voulait passer : nous allions
arrêter l’Allemagne.
» Liége. Liége n’était pas exactement une place forte.
Différents forts indépendants en défendaient les accès. Nous y envoyâmes de
suite 20 000 hommes.
» L’Allemagne envoya trois corps d’armée, les trois
plus beaux de son empire : ceux du Brandebourg, du Hanovre, de Poméranie.
» Quand le roi apprit cette nouvelle, il dit simplement :
» — Attaqués par ces gens-là, nous aurons chaud !
» Nous eûmes chaud, les Allemands aussi. Ils subirent
durant ces journées leur premier désastre. Ils avouèrent eux-mêmes 48 700 tués.
Leurs troupes en furent si démoralisées qu’on dut les mettre à l’arrière.
» Je ne vous parle pas des autres batailles de Louvain,
de Haelen, d’Aerschot, où partout nous avons attaqué et partout gagné du
terrain. Nous nous retirions stratégiquement devant le nombre, mais toujours
après lui avoir porté de terribles balafres au visage. Trois semaines, nous
avons retenu les barbares, du 3 au 25 août.
» J’arrive à Anvers. Ce qu’on ignore, c’est qu’une
partie de la position fortifiée n’était pas achevée. Cela commandait à l’armée
belge de se retirer sur Anvers afin de boucher avec ses poitrines ce que nous n’avions
pas eu le temps de faire avec du béton et de l’acier.
» Sous le bombardement, pour accomplir son œuvre, l’armée
entra dans la place ; sous le bombardement, après en avoir assuré la
défense, pour accomplir une plus grande œuvre encore, elle en sortit tout
entière à la dernière limite.
» Il avait toujours été entendu par tous les peuples qu’Anvers
étant le réduit national, sa chute devait entraîner celle du gouvernement et de
la nation. Anvers resta aux mains de l’agresseur comme une veste vide. Le corps
s’était dégagé : il filait vers l’ouest.
» Gardien du flanc gauche des alliés, nous devions
gagner l’Yser, nous y installer, y tenir, nous avons gagné l’Yser. »
M. de Broqueville doit en arriver à plus d’héroïsme ;
son regard toujours haut s’éclaire davantage.
— On nous avait dit : « Tenez vingt-quatre
heures ! »
» L’ennemi nous battait de ses obus. Nous tenons
vingt-quatre heures.
» — Tenez vingt-quatre heures encore ! nous
demande-t-on.
» Plus nombreuse, l’artillerie allemande nous inondait.
Nous tenons quarante-huit heures. La troisième journée commençait. Un accident
de voie ne permettait toujours pas aux secours d’arriver. Fatiguée de tenir, l’armée
belge sortit de ses tranchées et fonça. Elle fonça le quatrième jour, et le
cinquième, quand arrivèrent les alliés, ils ne la trouvèrent plus sur la rive
qu’elle devait garder, mais en avant de l’eau, à la tête du pont leur ouvrant
la brèche dans la masse allemande. »
Nous étions trois dans ce cabinet : le premier
ministre, le maire de Dunkerque et nous. Chacun croisa les bras sur sa poitrine
pour en contenir la sainte poussée.
— Notre roi, ajouta M. de Broqueville, a décoré de
l’ordre de Léopold le 7e régiment de ligne qui, sur sa demande,
a tenu contre un ennemi dis fois supérieur.
» Mais toute l’armée, combattant seule, gagnant chaque
fois du terrain, ne se reposant jamais, toute l’armée a été haute, fière,
héroïque… »
M. de Broqueville s’arrêta.
— Ce n’est pas à moi de le dire.
Vous avez raison, monsieur le ministre, c’est au monde, qui
n’attendait que de le savoir.
Albert Londres.
Le Matin, jeudi 29
octobre 1914.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire