Fou de cinéma encore davantage que de littérature, peut-être, Eric Neuhoff est à la tête d'une œuvre, couronnée à présent dans son ensemble, à la fois imposante et insignifiante. Je veux dire par là qu'il écrit sans jamais avoir l'air d'aller au fond des choses, ce qui lui permet, en réalité d'y aller souvent. Il avait déjà reçu le Prix des Deux Magots en 1996 pour Barbe à papa, le Prix Interallié en 1997 pour La petite Française et le Grand Prix du roman de l'Académie française en 2001 pour Un bien fou. Curieusement, ses livres ne semblent pas faits pour durer. Beaucoup d'entre eux sont épuisés...
Quatre escales dans sa bibliographie, de 1990 à 2001.
Les hanches de Laetitia
(1990)
Eric Neuhoff arrive, nonchalant, dans le bar du grand hôtel
où a été fixé le rendez-vous. Son sourire est ironique, mais c’est souvent
parce qu’il se moque de lui-même.
D’ailleurs il aimerait tant qu’on ne parle pas trop de son
dernier roman, Les hanches de Laetitia,
mais qu’on bavarde aimablement de tout autre chose, en gens de bonne compagnie
qui savent quels sont les derniers bons livres parus et les films regardables
les plus récents – critique littéraire
et cinématographique, Eric Neuhoff pense que le septième art n’est plus ce qu’il
était à l’époque où, adolescent à Toulouse, il rêvait dans les salles obscures
à Paris, aux Etats-Unis et aux jolies filles qu’on pouvait y rencontrer.
Mais la jeunesse dorée de Toulouse de son roman – il faut
bien y venir, quand même – peut rêver quand même à Laetitia, dont tout le monde
est amoureux. L’autobiographie serait-elle en train de s’avouer ?
« Antoine me
ressemble un petit peu. La difficulté a consisté à se remettre dans l’état d’esprit
d’un garçon de dix-huit ans, mais c’est revenu assez vite, finalement. Il
ressemble surtout à celui que j’étais à l’époque. Quant à Laetitia, je l’ai
inventée, elle n’était pas à Toulouse. Sinon, je serais resté. Elle est trop
bien pour exister… »
Les hanches de
Laetitia sont malgré tout un roman nostalgique, dans le climat d’une époque
où les grands adolescents, se prenant déjà pour des adultes, étaient persuadés
qu’ils étaient occupés à tout rater, mais que cela n’avait aucune importance,
il serait toujours temps de se rattraper plus tard.
« J’aimais bien
les années soixante-dix. On ne pensait pas du tout à l’avenir, pas au chômage,
pas aux examens et j’ai l’impression qu’aujourd’hui les jeunes, comme on dit,
sont beaucoup plus sérieux et pensent à leurs études, à leur métier. C’était
vraiment le cadet de nos soucis. On pensait surtout à ce qu’on allait faire le
soir ou chez qui on allait dîner, quelle fille on allait rencontrer. »
Le début de ce journal imaginaire tenu au jour le jour, ou
presque – il lui arrive d’être paresseux et de sauter par-delà une semaine ou
deux –, par Antoine ne serait donc pas vraiment de la provocation, avec cette
accumulation de fêtes arrosées au champagne dans des châteaux.
Tout cela pourrait n’être qu’une écume vite retombée,
constituée d’images de films et de phrases de livres dont une génération, qui
avait dix-huit ans au début des années septante, a presque fait un langage
codé, s’il n’y avait dans ce livre la rare qualité d’un écrivain capable de
retenir l’émotion exactement au moment où elle commence à devenir forte, de
sorte qu’on en pressent les effets de l’intérieur alors qu’ils ne sont pas
décrits. Une phrase, vers la fin du roman, ressemble à une profession de foi.
Laetitia se marie et tous ses amoureux toulousains sont de cette fête qui devrait,
pour eux, être un peu triste. Mais « avec
nous, l’émotion dure rarement plus d’une seconde. »
Actualités françaises (1992)
Un homme attend la mort. Il se prépare à passer devant le
peloton d’exécution parce qu’il a été jugé, en 1945, pour intelligence avec l’ennemi.
Frédéric Valentré est un écrivain qui n’a pas réussi grand-chose mais qui est
resté fidèle à son idéal : nazi, germanophile, antisémite…
Curieux livre que ce roman d’Éric Neuhoff : il provoque
une réaction instinctive de rejet, il a une mauvaise odeur. Valentré n’a pas
changé, il ne regrette rien et au moment de faire le bilan de son existence il
ne se constate que quelques faiblesses, pas assez pour qu’on éprouve la moindre
sympathie pour lui : il a été amoureux d’une Juive, Myriam, mais peut-être
n’était-elle même pas juive. Ce qu’il retient des faits : On veut ma tête ;
je chipote sur des virgules. Autoportrait. Ce doit être ce qu’on appelle l’élégance,
telle qu’elle est cultivée par les intellectuels d’extrême droite…
Écrire tout un roman sur un personnage complètement
détestable est, en soi, une sorte de performance. Est-ce la performance qu’a
cherchée Éric Neuhoff ? Il est parvenu, en tout cas, à ne mettre aucune
distance entre Valentré et le livre. Tout pourrait avoir été écrit par ce
fasciste français, sans le moindre commentaire extérieur. C’est troublant…
Il est des ouvrages répugnants dont la lecture peut se
révéler salutaire parce qu’ils montrent la vérité de comportements
inacceptables. Mais où est la limite entre la dénonciation et la complaisance ?
Les bonheurs d’écriture dont Éric Neuhoff est familier risquent de séduire. Et
entre la séduction par l’écriture et celle par les idées qu’elle véhicule, le
pas est si facile… Valentré lui-même ne dit-il pas : Je suis venu au
fascisme par la poésie ? Finalement, on ne sait pas où situer l’auteur par
rapport à son personnage et cette incertitude, due, insistons-y, à sa maîtrise,
est quand même très gênante.
La petite Française
(1997)
Elle s’appelle Bébé. Ou plutôt : il l’appelle Bébé,
parce qu’elle a bien sûr un autre nom, un vrai prénom, sans doute de la grande
tradition française. C’est ce qu’on imagine, en tout cas, parce que Bébé, la
petite Française du titre, pour s’être quelque peu détachée des traditions
familiales, a quand même dû subir leur influence pendant toutes ses années de
formation. Du coup, elle connaît les usages, même si elle est tout à fait
capable de les adapter à ses fantaisies du moment, qui sont nombreuses et
inattendues.
Les présentations, déjà, ont été plutôt inhabituelles :
Bébé a sonné chez le narrateur qui l’avait vue une seule fois auparavant, et
encore – à peine croisée. Elle vient d’être cambriolée, elle craint de rentrer
chez elle et de faire une mauvaise rencontre, bref, elle cherche de l’aide que
le narrateur, mi-écrivain mi-journaliste (un peu comme Neuhoff, qui est quand
même plus écrivain), lui offre d’autant plus volontiers qu’il est,
exceptionnellement, occupé à travailler et que, de toute évidence, il
préférerait faire autre chose.
Ainsi commence ce qui va ressembler de plus en plus à une
grande histoire d’amour, mais teintée d’un détachement qui n’a, heureusement,
rien de cynique. Ce serait plutôt comme une expression de prudence devant les
risques liés à quelque chose de trop fort et qui, donc, peut faire souffrir. De
ce point de vue, La petite Française
est bien un livre de notre temps : chacun son appartement, chacun sa vie,
et, si on partage du temps et des émotions ensemble, cela n’empêche pas de
continuer à se vouvoyer et à garder des distances bâties comme des barricades.
Malgré tout, le narrateur se sent, se sait accroché plus qu’il
ne le voudrait par la personnalité floue de cette charmante personne qui, d’ailleurs,
a l’air de tenir à lui aussi.
Le jeu consiste donc à se frôler, à se toucher, mais à ne
pas se confondre. L’écriture du roman correspond exactement à cette
ambition-là, qui d’ailleurs n’en est pas une, mais serait plutôt une absence d’ambition :
les phrases s’articulent autour de silences, de creux. Elles tournent autour de
moments qui, on peut l’imaginer, seraient trop importants pour être rapportés.
Elles évitent l’essentiel avec un soin extrême. Rien de ce qui est dit n’est
destiné à laisser d’autres traces que des cicatrices légères, de celles qui n’engagent
à rien. Du genre : « Notre
rendez-vous suivant consista en une partie d’échecs. Elle gagna. Je lui
demandai si elle avait vu Le Mépris.
Réponse : non. Elle s’engagea à y remédier. Je ne lui parlai pas de
Sharon. Elle ne me parla pas de mon livre. »
Et d’autre genre aussi, mais toujours sur le même ton. Car c’est
le ton qui donne son unité au roman, au-delà de la personnalité du couple qui
en est le cœur, cœur battant à un rythme soutenu parce que les événements se
succèdent sans guère de psychologie – de psychologie avouée, au moins, car elle
se trouve entre les lignes, entre les gestes.
D’accord : celui qui nous raconte l’histoire est
amoureux de Bébé, là-dessus les avis s’accordent. Le sien comme le nôtre. Le
problème est que chaque lecteur tombera aussi amoureux d’elle, et qu’Eric
Neuhoff nous mitonne, mine de rien, un sale coup à la fin du roman…
Pourtant, on ne parvient pas à lui en vouloir. Il nous y a
si bien fait croire, à son histoire, que jamais on ne parvient à le prendre en
flagrant délit de mensonge. Ou alors, pour la bonne cause – et le mensonge,
toujours mineur, est dans ce cas chaque fois pardonné.
La petite Française
est donc, on l’aura compris, un livre léger qui parle néanmoins parfois de
choses graves. Et dans lequel le lecteur se sent comme un poisson dans l’eau – peut-être
surtout parce que ce n’est pas son histoire à lui mais que celle d’un autre,
mise à cette distance, devient passionnante.
Un bien fou (2001)
Il ne sert à rien d’y aller par quatre chemins : dans
le nouveau roman d’Eric Neuhoff, terrible réquisitoire d’un homme trompé contre
le responsable de son malheur, il est beaucoup question d’un écrivain
imaginaire, Sebastian Bruckinger, coulé dans le moule d’un écrivain américain
bien réel (et aussi mystérieux que réel), J.D. Salinger, auteur d’un livre
mythique, L’attrape-cœur, puis de
quelques autres, ensuite silencieux et secret, devenu mythe lui-même. Donc,
forcément, un beau personnage de roman, pour peu qu’on lui donne dix ans de
moins, qu’on décale d’autant une biographie parallèle et une bibliographie
comparable, mais à condition – et c’est même l’essentiel – de bâtir autour de
lui une fiction digne du personnage.
C’est là où Eric Neuhoff joue très fin, à rebours de ce qu’on
pourrait attendre. Car, au lieu d’une construction basée sur les éventuelles
contradictions entre l’homme cloîtré et sa gloire, ou sur les angoisses du
créateur décidé à ne plus livrer ses textes, il prend comme ligne de force la
banale colère d’un cocu. Très fin, disions-nous : les thèmes les plus
pointus traversent aussi Un bien fou,
et avec une intelligence perçante, mais ils reposent sur la boue grise d’une
histoire de couple défait, et sur la vengeance de celui qui reste seul. Le cocu
n’est même pas magnifique, il vise au plus bas. Sous la ceinture s’il le faut.
Et, tant qu’à faire, de préférence sous la ceinture.
« Je vous
préviens : vous n’allez pas aimer. » Ainsi commence une lettre de
deux cents pages, adressée au grand écrivain par celui à qui il a pris sa
femme, long cri de haine qui, sans doute, doit faire Un bien fou à celui qui le pousse. Parce qu’il essaie de mettre le
doigt là où ça fait mal – et quand il a trouvé l’endroit, il appuie avec une
joyeuse cruauté. Quoique ce soit une joie triste, une sorte de dernière chance
pour compenser la perte de Maud.
Rien de théorique ici : le narrateur a rencontré, en
Italie où il était en vacances avec Maud, Sebastian Bruckinger, le grand
écrivain. Disponible, celui-ci s’est laissé approcher comme aucun journaliste
littéraire n’oserait le rêver. Peut-être d’ailleurs parce que les deux Français
sont étrangers au milieu qui pourrait chercher à percer ses secrets (lui
travaille dans une agence publicitaire, elle vend des appartements). Mais bien
sûr parce que, ce que le narrateur n’a pas vu venir, Maud l’avait intéressé
tout de suite, assez pour inviter le couple aux Etats-Unis, assez pour des
amours clandestines… Banalité, encore.
Il est très irritant de voir un biographe se saisir d’un
écrivain pour raconter dans le détail tous ses travers intimes sans s’occuper
de son œuvre, et ce peut être d’ailleurs un autre sujet qu’un écrivain, puisqu’il
n’est question dans ce cas de figure que de profiter d’une célébrité pour
construire la sienne propre. En revanche, l’écrivain qu’invente Eric Neuhoff a
pour saine fonction de désacraliser les statues bien ancrées sur leurs
fondations, de restituer un côté humain à celui qui l’avait perdu.
Sur l’arête très étroite qui sépare la fiction authentique
de la vérité falsifiée, et parce qu’Eric Neuhoff fait l’équilibriste avec une
grande élégance, dans le spectacle d’un homme blessé qui se bat sur le terrain
de l’adversaire, celui des mots et de l’écriture, il faut bien voir que c’est
la littérature qui sort gagnante, et de loin. Elle est même, souterrainement,
le seul véritable enjeu d’un livre dont l’anecdote et les ancrages dans la
réalité sont bien en deçà de ce qui se joue ici. D’ailleurs, une fois Un bien fou à demi oublié, après bien d’autres
lectures, et éventuellement du même auteur, on peut être certain qu’il restera
de la confrontation entre deux hommes, dont un seul nous fait entendre sa voix,
le choix des armes. Et leur utilisation contre celui qui est censé en être un
champion. Bref, une œuvre forte dont le sujet aura été depuis longtemps gommé
des mémoires tandis que sa tension restera toujours aussi présente.
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