mercredi 1 octobre 2014

Le Prix Prince Pierre de Monaco à Eric Neuhoff

Fou de cinéma encore davantage que de littérature, peut-être, Eric Neuhoff est à la tête d'une œuvre, couronnée à présent dans son ensemble, à la fois imposante et insignifiante. Je veux dire par là qu'il écrit sans jamais avoir l'air d'aller au fond des choses, ce qui lui permet, en réalité d'y aller souvent. Il avait déjà reçu le Prix des Deux Magots en 1996 pour Barbe à papa, le Prix Interallié en 1997 pour La petite Française et le Grand Prix du roman de l'Académie française en 2001 pour Un bien fou. Curieusement, ses livres ne semblent pas faits pour durer. Beaucoup d'entre eux sont épuisés...
Quatre escales dans sa bibliographie, de 1990 à 2001.

Les hanches de Laetitia (1990)

Eric Neuhoff arrive, nonchalant, dans le bar du grand hôtel où a été fixé le rendez-vous. Son sourire est ironique, mais c’est souvent parce qu’il se moque de lui-même.
D’ailleurs il aimerait tant qu’on ne parle pas trop de son dernier roman, Les hanches de Laetitia, mais qu’on bavarde aimablement de tout autre chose, en gens de bonne compagnie qui savent quels sont les derniers bons livres parus et les films regardables les plus récents – critique littéraire et cinématographique, Eric Neuhoff pense que le septième art n’est plus ce qu’il était à l’époque où, adolescent à Toulouse, il rêvait dans les salles obscures à Paris, aux Etats-Unis et aux jolies filles qu’on pouvait y rencontrer.
Mais la jeunesse dorée de Toulouse de son roman – il faut bien y venir, quand même – peut rêver quand même à Laetitia, dont tout le monde est amoureux. L’autobiographie serait-elle en train de s’avouer ?
« Antoine me ressemble un petit peu. La difficulté a consisté à se remettre dans l’état d’esprit d’un garçon de dix-huit ans, mais c’est revenu assez vite, finalement. Il ressemble surtout à celui que j’étais à l’époque. Quant à Laetitia, je l’ai inventée, elle n’était pas à Toulouse. Sinon, je serais resté. Elle est trop bien pour exister… »
Les hanches de Laetitia sont malgré tout un roman nostalgique, dans le climat d’une époque où les grands adolescents, se prenant déjà pour des adultes, étaient persuadés qu’ils étaient occupés à tout rater, mais que cela n’avait aucune importance, il serait toujours temps de se rattraper plus tard.
« J’aimais bien les années soixante-dix. On ne pensait pas du tout à l’avenir, pas au chômage, pas aux examens et j’ai l’impression qu’aujourd’hui les jeunes, comme on dit, sont beaucoup plus sérieux et pensent à leurs études, à leur métier. C’était vraiment le cadet de nos soucis. On pensait surtout à ce qu’on allait faire le soir ou chez qui on allait dîner, quelle fille on allait rencontrer. »
Le début de ce journal imaginaire tenu au jour le jour, ou presque – il lui arrive d’être paresseux et de sauter par-delà une semaine ou deux –, par Antoine ne serait donc pas vraiment de la provocation, avec cette accumulation de fêtes arrosées au champagne dans des châteaux.
Tout cela pourrait n’être qu’une écume vite retombée, constituée d’images de films et de phrases de livres dont une génération, qui avait dix-huit ans au début des années septante, a presque fait un langage codé, s’il n’y avait dans ce livre la rare qualité d’un écrivain capable de retenir l’émotion exactement au moment où elle commence à devenir forte, de sorte qu’on en pressent les effets de l’intérieur alors qu’ils ne sont pas décrits. Une phrase, vers la fin du roman, ressemble à une profession de foi. Laetitia se marie et tous ses amoureux toulousains sont de cette fête qui devrait, pour eux, être un peu triste. Mais « avec nous, l’émotion dure rarement plus d’une seconde. »

Actualités françaises (1992)

Un homme attend la mort. Il se prépare à passer devant le peloton d’exécution parce qu’il a été jugé, en 1945, pour intelligence avec l’ennemi. Frédéric Valentré est un écrivain qui n’a pas réussi grand-chose mais qui est resté fidèle à son idéal : nazi, germanophile, antisémite…
Curieux livre que ce roman d’Éric Neuhoff : il provoque une réaction instinctive de rejet, il a une mauvaise odeur. Valentré n’a pas changé, il ne regrette rien et au moment de faire le bilan de son existence il ne se constate que quelques faiblesses, pas assez pour qu’on éprouve la moindre sympathie pour lui : il a été amoureux d’une Juive, Myriam, mais peut-être n’était-elle même pas juive. Ce qu’il retient des faits : On veut ma tête ; je chipote sur des virgules. Autoportrait. Ce doit être ce qu’on appelle l’élégance, telle qu’elle est cultivée par les intellectuels d’extrême droite…
Écrire tout un roman sur un personnage complètement détestable est, en soi, une sorte de performance. Est-ce la performance qu’a cherchée Éric Neuhoff ? Il est parvenu, en tout cas, à ne mettre aucune distance entre Valentré et le livre. Tout pourrait avoir été écrit par ce fasciste français, sans le moindre commentaire extérieur. C’est troublant…
Il est des ouvrages répugnants dont la lecture peut se révéler salutaire parce qu’ils montrent la vérité de comportements inacceptables. Mais où est la limite entre la dénonciation et la complaisance ? Les bonheurs d’écriture dont Éric Neuhoff est familier risquent de séduire. Et entre la séduction par l’écriture et celle par les idées qu’elle véhicule, le pas est si facile… Valentré lui-même ne dit-il pas : Je suis venu au fascisme par la poésie ? Finalement, on ne sait pas où situer l’auteur par rapport à son personnage et cette incertitude, due, insistons-y, à sa maîtrise, est quand même très gênante.

La petite Française (1997)

Elle s’appelle Bébé. Ou plutôt : il l’appelle Bébé, parce qu’elle a bien sûr un autre nom, un vrai prénom, sans doute de la grande tradition française. C’est ce qu’on imagine, en tout cas, parce que Bébé, la petite Française du titre, pour s’être quelque peu détachée des traditions familiales, a quand même dû subir leur influence pendant toutes ses années de formation. Du coup, elle connaît les usages, même si elle est tout à fait capable de les adapter à ses fantaisies du moment, qui sont nombreuses et inattendues.
Les présentations, déjà, ont été plutôt inhabituelles : Bébé a sonné chez le narrateur qui l’avait vue une seule fois auparavant, et encore – à peine croisée. Elle vient d’être cambriolée, elle craint de rentrer chez elle et de faire une mauvaise rencontre, bref, elle cherche de l’aide que le narrateur, mi-écrivain mi-journaliste (un peu comme Neuhoff, qui est quand même plus écrivain), lui offre d’autant plus volontiers qu’il est, exceptionnellement, occupé à travailler et que, de toute évidence, il préférerait faire autre chose.
Ainsi commence ce qui va ressembler de plus en plus à une grande histoire d’amour, mais teintée d’un détachement qui n’a, heureusement, rien de cynique. Ce serait plutôt comme une expression de prudence devant les risques liés à quelque chose de trop fort et qui, donc, peut faire souffrir. De ce point de vue, La petite Française est bien un livre de notre temps : chacun son appartement, chacun sa vie, et, si on partage du temps et des émotions ensemble, cela n’empêche pas de continuer à se vouvoyer et à garder des distances bâties comme des barricades.
Malgré tout, le narrateur se sent, se sait accroché plus qu’il ne le voudrait par la personnalité floue de cette charmante personne qui, d’ailleurs, a l’air de tenir à lui aussi.
Le jeu consiste donc à se frôler, à se toucher, mais à ne pas se confondre. L’écriture du roman correspond exactement à cette ambition-là, qui d’ailleurs n’en est pas une, mais serait plutôt une absence d’ambition : les phrases s’articulent autour de silences, de creux. Elles tournent autour de moments qui, on peut l’imaginer, seraient trop importants pour être rapportés. Elles évitent l’essentiel avec un soin extrême. Rien de ce qui est dit n’est destiné à laisser d’autres traces que des cicatrices légères, de celles qui n’engagent à rien. Du genre : « Notre rendez-vous suivant consista en une partie d’échecs. Elle gagna. Je lui demandai si elle avait vu Le Mépris. Réponse : non. Elle s’engagea à y remédier. Je ne lui parlai pas de Sharon. Elle ne me parla pas de mon livre. »
Et d’autre genre aussi, mais toujours sur le même ton. Car c’est le ton qui donne son unité au roman, au-delà de la personnalité du couple qui en est le cœur, cœur battant à un rythme soutenu parce que les événements se succèdent sans guère de psychologie – de psychologie avouée, au moins, car elle se trouve entre les lignes, entre les gestes.
D’accord : celui qui nous raconte l’histoire est amoureux de Bébé, là-dessus les avis s’accordent. Le sien comme le nôtre. Le problème est que chaque lecteur tombera aussi amoureux d’elle, et qu’Eric Neuhoff nous mitonne, mine de rien, un sale coup à la fin du roman…
Pourtant, on ne parvient pas à lui en vouloir. Il nous y a si bien fait croire, à son histoire, que jamais on ne parvient à le prendre en flagrant délit de mensonge. Ou alors, pour la bonne cause – et le mensonge, toujours mineur, est dans ce cas chaque fois pardonné.
La petite Française est donc, on l’aura compris, un livre léger qui parle néanmoins parfois de choses graves. Et dans lequel le lecteur se sent comme un poisson dans l’eau – peut-être surtout parce que ce n’est pas son histoire à lui mais que celle d’un autre, mise à cette distance, devient passionnante.

Un bien fou (2001)

Il ne sert à rien d’y aller par quatre chemins : dans le nouveau roman d’Eric Neuhoff, terrible réquisitoire d’un homme trompé contre le responsable de son malheur, il est beaucoup question d’un écrivain imaginaire, Sebastian Bruckinger, coulé dans le moule d’un écrivain américain bien réel (et aussi mystérieux que réel), J.D. Salinger, auteur d’un livre mythique, L’attrape-cœur, puis de quelques autres, ensuite silencieux et secret, devenu mythe lui-même. Donc, forcément, un beau personnage de roman, pour peu qu’on lui donne dix ans de moins, qu’on décale d’autant une biographie parallèle et une bibliographie comparable, mais à condition – et c’est même l’essentiel – de bâtir autour de lui une fiction digne du personnage.
C’est là où Eric Neuhoff joue très fin, à rebours de ce qu’on pourrait attendre. Car, au lieu d’une construction basée sur les éventuelles contradictions entre l’homme cloîtré et sa gloire, ou sur les angoisses du créateur décidé à ne plus livrer ses textes, il prend comme ligne de force la banale colère d’un cocu. Très fin, disions-nous : les thèmes les plus pointus traversent aussi Un bien fou, et avec une intelligence perçante, mais ils reposent sur la boue grise d’une histoire de couple défait, et sur la vengeance de celui qui reste seul. Le cocu n’est même pas magnifique, il vise au plus bas. Sous la ceinture s’il le faut. Et, tant qu’à faire, de préférence sous la ceinture.
« Je vous préviens : vous n’allez pas aimer. » Ainsi commence une lettre de deux cents pages, adressée au grand écrivain par celui à qui il a pris sa femme, long cri de haine qui, sans doute, doit faire Un bien fou à celui qui le pousse. Parce qu’il essaie de mettre le doigt là où ça fait mal – et quand il a trouvé l’endroit, il appuie avec une joyeuse cruauté. Quoique ce soit une joie triste, une sorte de dernière chance pour compenser la perte de Maud.
Rien de théorique ici : le narrateur a rencontré, en Italie où il était en vacances avec Maud, Sebastian Bruckinger, le grand écrivain. Disponible, celui-ci s’est laissé approcher comme aucun journaliste littéraire n’oserait le rêver. Peut-être d’ailleurs parce que les deux Français sont étrangers au milieu qui pourrait chercher à percer ses secrets (lui travaille dans une agence publicitaire, elle vend des appartements). Mais bien sûr parce que, ce que le narrateur n’a pas vu venir, Maud l’avait intéressé tout de suite, assez pour inviter le couple aux Etats-Unis, assez pour des amours clandestines… Banalité, encore.
Il est très irritant de voir un biographe se saisir d’un écrivain pour raconter dans le détail tous ses travers intimes sans s’occuper de son œuvre, et ce peut être d’ailleurs un autre sujet qu’un écrivain, puisqu’il n’est question dans ce cas de figure que de profiter d’une célébrité pour construire la sienne propre. En revanche, l’écrivain qu’invente Eric Neuhoff a pour saine fonction de désacraliser les statues bien ancrées sur leurs fondations, de restituer un côté humain à celui qui l’avait perdu.
Sur l’arête très étroite qui sépare la fiction authentique de la vérité falsifiée, et parce qu’Eric Neuhoff fait l’équilibriste avec une grande élégance, dans le spectacle d’un homme blessé qui se bat sur le terrain de l’adversaire, celui des mots et de l’écriture, il faut bien voir que c’est la littérature qui sort gagnante, et de loin. Elle est même, souterrainement, le seul véritable enjeu d’un livre dont l’anecdote et les ancrages dans la réalité sont bien en deçà de ce qui se joue ici. D’ailleurs, une fois Un bien fou à demi oublié, après bien d’autres lectures, et éventuellement du même auteur, on peut être certain qu’il restera de la confrontation entre deux hommes, dont un seul nous fait entendre sa voix, le choix des armes. Et leur utilisation contre celui qui est censé en être un champion. Bref, une œuvre forte dont le sujet aura été depuis longtemps gommé des mémoires tandis que sa tension restera toujours aussi présente.

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