Le Prix Ptolémée hier, le Prix Augustin Thierry dans quelques jours: Antoine de Baecque et sa Traversée des Alpes sont célébrés dans deux festivals, l'un de géographie, l'autre d'histoire. Parfait résumé, quelques mois après, du projet qui animait son livre, paru en mars, et dont le sous-titre est d'ailleurs: Essai d'histoire marchée. Un
sentier de grande randonnée, le GR 5, l’a conduit, en un peu moins d’un
mois, du lac Léman à Nice. Un
homme seul y convoque ses prédécesseurs et c’est formidable. Je lui avais posé quelques questions pour éclairer ce livre.
Vous êtes un homme à
passions multiples : l’Histoire, la littérature, le cinéma. Avec ce livre,
vous y ajoutez la marche. La plus intime de ces passions ?
Comme l’histoire,
comme le cinéma, la marche est une passion qui s’ancre dans mon adolescence.
Disons qu’elle émerge publiquement plus tardivement que les deux autres. J’ouvre
donc La traversée des Alpes par
quelques fétiches intimes de ce que je nomme « ma vie randonnée » :
des journaux de marche écrits à 15 ans, lors de premières sorties solitaires
sur les pentes du Vercors, où mes parents avaient acheté une maison et où j’ai
passé trois mois par an de mes années de jeunesse. Et puis mes premières
chaussures, retrouvées dans leur boîte d’origine dans un placard, en rangeant l’appartement
que ces parents, devenus vieux, devaient quitter : des « supertrek »
Jean-Claude Bibollet à picots verts, achetées à 20 ans au début des années
1980, verts comme les couleurs de l’AS Saint-Etienne, verts comme les alpages,
verts comme mon visage lorsque je tentais les premiers rappels sur les parois
verticales du Mont Aiguille. Donc oui, la marche, la montagne, sont une part
importante du paysage intime hérité de ma jeunesse que ce livre a tenté d’exhumer.
Vous dites partir sur
les traces d’une grande figure de la randonnée, Roger Beaumont. Et, tout au
long de La traversée des Alpes, vous
présentez aussi d’autres pionniers de la marche. Aviez-vous, dès le début, la
volonté de leur rendre hommage ?
J’aime les portraits,
c’est une forme d’histoire incarnée que je pratique volontiers. Ce livre est
né, en 1994, de la lecture d’un portrait de Roger Beaumont, pionnier de la
randonnée, l’un des fondateurs du Comité national des sentiers de grande
randonnée, le rédacteur des premiers topo-guides, notamment celui du Tour du
Mont-Blanc. Puis La traversée des Alpes
ne cesse de passer d’un portrait à l’autre, véritable galerie alpine :
Raoul Blanchard, le géographe des Alpes qui pratiquait les « excursions
géographiques » ; Jean Loiseau, le père des « GR »
français, qu’il imagine dès les années 1930 sous le nom de « Routes du
marcheur » et où il entraine ses disciples, les premiers « bataillons
des gros mollets » ; ou Philippe Lamour, grand aménageur du
territoire dans les années 1950, qui aménage le Rhône et les stations
balnéaires du Languedoc, puis en 1965, devient maire de Ceillac, dans le
Queyras, et décide d’y promouvoir un tourisme rural centré sur les sentiers. C’est
ainsi qu’il sauve un pays en promouvant ses chemins. La marche, la randonnée, n’ont
pas de héros ni de vedettes, contrairement à l’alpinisme, mais elles ont des figures
méconnues que j’ai voulu éclairer en restituant leur contexte collectif, car ces
figures prennent plutôt bien la lumière des Alpes…
L’articulation entre
le récit de vos 26 jours de marche et ceux reliés aux lieux où vous vous
trouviez était-elle aussi dans le projet de départ ? Pour ne pas vous
contenter d’un simple journal de marche ?
J’ai désiré d’emblée
que le journal de marche, le long de cette traversée de col en col pendant 27
jours, croise l’étude historique. Le livre mêle les deux formes. C’est aussi l’histoire
de ce chemin que je raconte, du Lac Léman à Nice. Cette histoire montre comment
ce sentier est né (balisé, équipé, guidé…), des années 1930 aux années 1960.
Mais elle explore également les strates très anciennes des cheminements alpins,
qui ont « fabriqué » certains des passages de la traversée :
pèlerinages nombreux, transhumance dans le sud, colportage, caravanes
commerciales de mulets portant sel et fromage, contrebande, ou routes
militaires suivant les frontières, le long des fortifications Vauban ou de la
ligne Maginot des Alpes. De ces histoires, il reste des traces aujourd’hui, que
le marcheur repère ; mais l’historien peut leur donner une profondeur
grâce aux archives et grâce aux livres lus.
Dans la partie la
plus personnelle du livre, vous évoquez des sujets généralement oubliés par les
écrivains marcheurs : la sexualité, la place de l’ennui, celle de la
lecture de L’Equipe, qui peut sembler
futile mais influe sur votre humeur selon que vous avez ou non trouvé le
quotidien. Vouliez-vous tout dire, tout montrer ?
Ce livre, dans son
récit intime, son journal de voyage, se fonde sur un pacte autobiographique d’authenticité :
tout dire ! Et la marche, par son rythme même, son caractère mécanique,
entêtant, obsessionnel, fait advenir beaucoup de choses à la conscience. Ce qui
affleure alors est intime : fantasmes, parfois érotiques, parfois non,
fétiches corporels (que vais-je faire de mes ongles de pied, qui ressemblent
bien trop à des griffes d’ours et me font souvent souffrir ?), pensées sur
sa vie personnelle, passions privées, comme la lecture des journaux (de L’Equipe, c’est certain), qui occupe une partie de
ma matinée urbaine quotidienne et se retrouve soudain beaucoup plus compliquée
en haute montagne ; habitudes banales, enfin, comme le goût du diabolo
menthe par exemple, ou celui de tout calculer, le nombre de pas entre chez moi
et l’école de mes filles – qui peut se transposer en randonnée alpine :
combien de pas pour s’élever de 100 mètres d’altitude ?
En revanche, la
compagnie des autres humains vous ennuie plutôt. Le voyage à pied se suffit-il
à lui-même ?
Quand je marche, j’aime
mieux la compagnie des animaux que celle des humains… Et marcher un mois en
solitaire m’a permis de faire l’expérience de la « sauvagerie », pour
reprendre un concept du philosophe américain Thoreau. Se transformer soi-même
en animal dans la montagne, voilà une idée qui motivait mon départ. La solitude
était donc une des conditions de cette expérience de moi-même, autant que le
fait d’endurer la souffrance sur le chemin des cols.
Vous esquissez une
sociologie du marcheur et évoquez la possibilité d’un engouement moindre chez
les jeunes aujourd’hui. Pourtant, les récits de marche se portent bien.
Pourquoi ?
Les plus jeunes, 18-25
ans, marchent moins que leurs aînés depuis une décennie, c’est un phénomène
récent : la présence massive d’internet et le temps passé sur les nouveaux
réseaux de la sociabilité juvénile, sont une explication. C’est une mutation de
civilisation : peut-être marchera-t-on moins dans quelque temps, alors que
la pratique randonneuse a culminé massivement à la fin du XXe siècle. En
France, on a compté alors 11 millions de randonneurs réguliers… Les lecteurs
des récits de marche, nombreux effectivement (les randonneurs sont souvent des
profs…), sont les parents de ces enfants qui randonnent moins. Ce sont eux qui
font le succès de ces livres, peut-être parce qu’ils y trouvent des signes d’authenticité
(sentir son corps, faire des rencontres, échapper à l’agenda et aux pressions
de la ville moderne), surtout parce qu’il s’agit d’un des derniers rêves
possibles : échapper, le plus simplement du monde, à l’emprise de la
vitesse, de l’argent, de l’utilité, de la rivalité, de la performance.
Il y a quelques jours, belle coïncidence, le récit de Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée, faisait son retour en librairie dans une édition de poche. Une autre histoire de marche. Un
académicien crotté comme un vagabond, on gardera cette image sur laquelle
Jean-Christophe Rufin ironise avant d’atteindre la béatitude et un sentiment de
plénitude : le zen absolu qui permet de sourire pour rien. « Vu de l’extérieur, il est plus que
probable que cela passait pour de l’imbécillité. » Mais, plus la
fatigue est grande sur le chemin de Compostelle qu’il accomplit en entier, et
non comme un touriste, plus il se moque de ce que pensent les autres. Il ne
cherchait rien, il l’a trouvé, écrit-il dans une belle formule qui, ici, prend
tout son sens.
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