Le tueur mélancolique est une sorte de roman noir qui peut se lire comme tel, au
premier degré, mais qui implique en même temps d'autres niveaux de
compréhension.
Leonard Gründ est un inadapté de la société. C'est-à-dire
qu'il pourrait être n'importe quoi tant cela lui importe peu, pour autant qu'on
ne l'oblige pas à «arracher les portes», car il n'est pas du genre à prendre
des décisions, à pousser son avantage, à forcer un adversaire. Les emplois
qu'il occupe successivement sont abandonnés au fil du temps, avec un naturel
déroutant : «Ces emplois duraient le temps d'une saison. L'ennui venait comme le
froid en novembre, insidieusement, sans que j'y prenne garde. Et il arrivait
toujours un matin où j'oubliais de me lever. Ainsi ai-je conclu jusqu'alors
tout ce que j'avais commencé : par oubli ou par absence, par distraction. Ce
n'est pas tout à fait moi qui dévisse, c'est l'horloge du temps qui continue,
imperturbable, le jour précisément où j'avais sollicité sa pause.»
Désœuvré une fois de plus, et à court d'argent, il répond à
une petite annonce pour se trouver engagé dans une agence de détectives où son
travail comporte une grande part d'improbable. Il faut croire que cela lui
convient à merveille, puisqu'il occupera le poste tout le temps du roman, le
temps de connaître une aventure extravagante pour un homme qui n'a jamais pu se
faire à la vie dès lors que celle-ci est liée à la mort.
Les missions de confiance qui lui sont attribuées requièrent
bien peu de qualifications particulières, et il ne comprend pas très bien ce
qu'il fait là. Il ne comprend pas non plus qu'il tombe dans un piège le jour où
surgit la belle Helena, une exaltée dont la biographie épouse, selon les jours
où elle la raconte, des profils changeants. Elle voit en Leonard Gründ une
survivance des fastes viennois dont les valses et les miroirs l'éblouissent. Il
ne devine pas tout de suite en elle l'instrument d'un destin qui doit le
transformer en tueur, sous les ordres de son patron, Anatol Stukowski. La séduction
opérée par Helena n'a d'autre but que de le pousser à accomplir un acte auquel
il répugne : éliminer un vagabond qui erre dans la ville, accompagné d'une
petite Indienne.
Encore se laisse-t-il, entraîné par la force d'inertie qui
est une de ses principales caractéristiques, conduire sur le chemin devenu le
sien. Mais, très vite, le personnage désigné comme sa victime, Abimaël Green,
noue avec lui d'étranges liens. L'homme, pour vivre en compagnie d'autres
déchus dans des lieux répugnants, n'est cependant pas ordinaire. Fasciné par la
hauteur du ciel, abîmé souvent dans la contemplation silencieuse des étoiles,
il paraît vivre dans un autre monde, à côté d'une mémoire jadis égarée.
Alors commence pour Leonard Gründ une tout autre mission,
qu'il se donne cette fois à lui-même au mépris des consignes reçues: comprendre
qui a demandé la disparition d'Abimaël et pourquoi. Cette quête le conduira sur
les chemins hasardeux d'un passé dont il faut reconstituer la logique à partir
de bribes éparpillées dans un labyrinthe.
L'errance sans but au gré de laquelle vivait jusqu'alors
l'employé discret trouve un sens, et s'inscrit très précisément sur les traces
d'une véritable rencontre avec lui-même, grâce à laquelle le personnage
évanescent qu'il était prend une consistance forte.
Constellé de symboles qui sont autant de signes à
travers lesquels se devine un parcours initiatique, le roman de François
Emmanuel rend à l'humain une place prépondérante, devant laquelle les autres
préoccupations s'effacent. C'est tout le charme de ce livre, façonné dans une
langue d'une grande beauté, où les formules heureuses abondent, et qui nous
réconcilie avec des sentiments parfois oubliés ou pour le moins négligés.
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